Ces programmes s’appellent « L’info du vrai », « 24h Pujadas », « L’heure des pros ». Depuis quatre ans, les émissions quotidiennes de débat d’actualité se sont multipliées à la télévision. À raison d’environ quatre intervenants par émission et par jour, elles sont devenues de véritables usines à débat.
Quels sont les profils des différents invités ? Comment se construit le contradictoire dans ce type d’émissions ?
Captures d’écran des dispositifs des différentes émissions de débat. DR
Quotidiennement, les chaînes d’info en continu (CNews, LCI), mais aussi France 5 et Canal+, diffusent, près de 6 heures de débats sur l’actualité en fin de journée (toutes chaînes cumulées). Les plateaux de télévision sont précisément conçus pour mettre en scène un débat contradictoire : l’animateur, au centre de l’image, distribue la parole et arbitre entre quatre invités qui se font face. Une sorte de deux contre deux, avec au bas de l’image, un bandeau mentionnant le thème du jour afin que le téléspectateur puisse prendre le débat en cours de route.
La mise en scène est donc pensée pour susciter le débat. A priori, celui-ci doit être équilibré. Par exemple, sur les sujets politiques, les chaînes essaient de donner la parole aux différentes tendances politiques, en invitant soit des responsables de partis politiques, soit des journalistes ayant des opinions politiques différentes. Mais est-il possible de s’assurer que le profil des intervenants choisis garantisse cet équilibre ? Pour bien identifier les invités, les animateurs les présentent au début de l’émission, et un bandeau, appelé aussi «synthé», mentionne leur fonction à chacune de leurs prises de parole. Quand il s’agit de journalistes, pour comprendre d’où ils parlent, il faut connaître la ligne éditoriale de leur journal (notion abordée dans la fiche info de ce dossier). Parmi les invités récurrents, on retrouve ainsi Laurent Joffrin (qui était jusqu’en juillet 2020 directeur de la rédaction de Libération, journal classé à gauche, et qui a créé depuis un mouvement politique de gauche baptisé « Engageons-nous »), Ivan Rioufol, éditorialiste au Figaro (quotidien de droite) mais aussi Pouria Amirshahi, directeur de Politis (hebdomadaire qui se présente comme « anti-libéral et écologiste ») ou encore Geoffroy Lejeune, directeur de la rédaction de Valeurs Actuelles (hebdomadaire de droite ultra-conservatrice).
Outre l’appartenance à un média, un journaliste peut également être identifié par son travail, la publication d’un ouvrage ou la réalisation d’un documentaire. Par exemple, le 12 novembre 2019, l’émission « C dans l’air » (France 5) a invité, pour un débat sur les risques nucléaires, le journaliste du Parisien Erwan Benezet. C’est l’intitulé de son livre, Nucléaire : une catastrophe française, précisé sur le bandeau de présentation, qui permet de comprendre sa position sur le sujet.
Exemple de synthés sur CNews et LCI.
Captures d'écran France 5
En revanche, face à lui, France 5 a invité Elie Cohen, présenté comme simple « économiste ».
Une présentation insuffisante car dès le début de l’émission, Elie Cohen sort de son champ de compétences (les questions économiques) et apporte son point de vue sur la sûreté des centrales nucléaires en insistant sur le renforcement des systèmes de sécurité après la catastrophe de Fukushima. Or, en faisant une recherche sur cet invité, en regardant ses différentes prises de position sur le sujet, on comprend que cet économiste est favorable à l’énergie nucléaire au-delà des stricts arguments économiques. En quelques clics, avec les mots clés “Elie Cohen + nucléaire”, on retrouve différents extraits (notamment sur Twitter) dans lesquels ses prises de position sont toujours identiques et marquées. Pourtant, au cours du débat du 12 novembre 2019 sur France 5, le téléspectateur a le sentiment que le journaliste engagé, ayant publié un livre au titre évocateur, fait face à un économiste neutre. Or, les présenter ainsi pose forcément un problème de perception, car un invité engagé sera toujours renvoyé à cette partialité, à la différence d’un expert qui sera perçu comme plus objectif.
Lorsqu’un débat est diffusé à la télévision, pour bien comprendre qui sont les intervenants, il peut donc s’avérer utile de faire une rapide recherche biographique. C’est d’autant plus vrai dans certaines émissions, comme « L’heure des pros » sur CNews, où les fonctions des invités ne sont pas mentionnées. Les notices Wikipédia bien sourcées (avec notes de bas de page) et les extraits d’articles ou de débats peuvent donc s’avérer d’une grande utilité pour cerner le profil d’un invité.
Ces émissions mettent en scène un débat contradictoire, mais celui-ci n’est parfois qu’illusion. Illustration avec l’émission « L’info du vrai », diffusée sur Canal+ le 12 mai 2020. Intitulé « Dette virale, impôt virus », le débat porte sur l’endettement de la France et le risque d’une hausse d’impôts pour l’économie après deux mois de confinement et la chute du PIB. Pour débattre, deux invités sont en plateau et un troisième est en visio : Raphaël Legendre, « journaliste L’Opinion », Nicolas Baverez, « économiste, auteur de L’Alerte démocratique » et Agnès Verdier-Molinié de la « Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques ». Cette manière de présenter ces trois invités ne permet pas aux téléspectateurs de les identifier. Or, en consultant les articles Wikipédia de Baverez, Verdier-Molinié et celle du quotidien L’Opinion, on comprend que ces trois invités appartiennent à la même tendance : ce sont des libéraux traditionnellement défavorables à toute augmentation d’impôts. Au cours de l’émission, aucun avis différent de cette ligne ne sera exprimé. Or, vu la manière dont ils sont présentés, un téléspectateur lambda aura l’impression d’assister à un simple débat entre un « économiste », un « journaliste » et un membre d’une « fondation pour la recherche ».
Sébastien Rochat, responsable du Pôle studio du CLEMI
Sélectionner deux débats sur la même thématique mais diffusés sur des chaînes différentes (CNews, LCI, France 5) et demander aux élèves de rédiger une notice biographique sur chacun des intervenants en insistant sur les informations qui seraient utiles aux téléspectateurs pour comprendre leur position par rapport au thème du débat. Comparez ces notices biographiques avec la manière dont les invités sont réellement présentés afin de déterminer si leurs qualificatifs sont suffisants pour comprendre d’où ils parlent. Ce travail permettra ainsi de comprendre que l’organisation d’un débat d’actualité et le choix des invités a une grande importance sur la nature du discours produit. Un débat contradictoire se construit, comme l’information.