Vous êtes journaliste d’investigation économique. Quels sont les risques que présentent vos enquêtes ?
Il faut d’abord rappeler que là où le risque est le plus grand pour les journalistes, c’est évidemment sur le terrain des conflits armés, comme aujourd’hui l’Ukraine. Mais alors que l’investigation monte en puissance dans la sphère économique et financière, on constate que le risque existe aussi dans ces domaines-là. On est sur des sujets opaques, avec de gros enjeux financiers. C’est le cas notamment du secteur minier, peu régulé au niveau international et qui opère souvent dans des pays où la corruption est endémique, comme en Amérique latine.
Quel était l’objet de l’enquête de Forbidden Stories, Green Blood ?
Il s’agissait de venir en aide à Prensa Comunitaria, un média communautaire qui défend et porte la voix de la communauté maya q’eqchi’ du Guatemala, et documente depuis des années les dommages faits à l’environnement et aux populations par une compagnie minière de droit suisse mais dirigée sur place par des Russes qui extrait, transforme et transporte du nickel. Cela se fait au prix d’importants dégâts : déforestation, décapage de la montagne, contamination de sols, de l’eau, de l’air, avec des risques de maladies graves pour les populations autochtones. Ces journalistes ont un sacré courage : ils se démènent depuis des années et sont entravés à coups d’intimidations, de menaces verbales ou même physiques et de poursuites judiciaires. Parmi eux, Carlos Choc est une cible privilégiée. Ce journaliste d’une quarantaine d’années est poursuivi depuis qu’il a documenté le meurtre d’un pêcheur par un policier lors d’une manifestation contre la pollution du lac Izabal dans la ville d’El Estor. Il faut avoir en tête qu’une partie de la justice est sous pression ou corrompue, et qu’il arrive que des journalistes soient poursuivis dans l’exercice de leur métier tandis que des trafiquants de drogue sont relâchés.
Comment le risque influe-t-il sur le travail journalistique ?
Sur des terrains aussi sensibles, notre objectif premier est de faire aboutir l’enquête, de faire émerger la vérité, mais ce qui suppose aussi d’assurer notre sécurité propre. Cela demande énormément de préparation en amont : dans cette enquête par exemple, il y a eu une première phase classique d’investigation, où on a cherché des sources, des informations, et où on a essayé de vérifier au maximum les investigations du média local. Puis nous sommes allés sur place, au Guatemala, une dizaine de jours, et là, c’était hyper tendu, il ne fallait pas être repérés, pour éviter de se voir confisquer le matériel par les forces de l’ordre ou qu’il y ait de pressions sur les témoins. Le risque a une double dimension : il y a celui qu’on prend soi, qu’on transcende parce qu’on sait que l’intérêt à dévoiler cette information est supérieur et que d’autres encourent ce risque tous les jours. Mais il y a aussi le risque pesant sur les sources, qu’il est de notre devoir de protéger. Et pour cela, il a fallu limiter au maximum le temps sur place, afin de ne pas exposer les sources qu’on allait solliciter. C’était très délicat : on a notamment dû organiser en amont des rendez-vous avec des habitants grâce aux journalistes sur place. S’agissant des institutionnels (gouvernement, responsables de la mine) que nous voulions rencontrer, là encore par prudence, on ne les a contactés qu’une fois au Guatemala. On a demandé à visiter la mine une fois que tous les rendez-vous essentiels avaient été faits. On a été reçus, on nous a passé des films très institutionnels, mais dès qu’on a commencé à poser des questions, le ton est monté et à la fin on nous a carrément poussés dehors.
Quelles précautions avez-vous prises lors de cette enquête ?
On logeait dans une petite pension dans la forêt près du lac d’El Estor où est installée la mine, et à la nuit tombée on interviewait des gens dans des camionnettes bâchées. Toutes les deux heures, on faisait un check avec les journalistes mayas pour dire que tout allait bien. Un jour, une interview a pris trois heures, et ils étaient déjà prêts à lancer la procédure d’urgence. Par ailleurs, on changeait de téléphone, on utilisait des communications chiffrées via l’application de messagerie Signal. Mon ordinateur est protégé et crypté, je m’envoyais mes notes pour les avoir en lieu sûr. Les journalistes reporters d’images faisaient bien attention à toujours avoir une carte mémoire vierge dans leur caméra et à cacher celle qu’ils venaient d’utiliser.
Deux ans plus tard, un groupe de hackers a envoyé à Forbidden Stories de nombreux documents internes de l’entreprise qui gère la mine. Vous y avez trouvé des éléments sur vous… Oui, on a récupéré de nombreuses pièces qui montraient comment l’entreprise avait tenté de transformer notre enquête en exercice de communication, mais surtout les pots-de-vin versés à des responsables locaux et même à des juges pour imposer la loi du silence. On a aussi découvert que nous avions été fichés, pris en photo et suivis dans nos rendez-vous institutionnels, notamment au tribunal ou lors de nos entretiens avec des magistrats anticorruption.
Comment avez-vous ressenti, personnellement, cette prise de risque ?
J’avais déjà travaillé sur le projet Daphne (cf. Fiche info). Reprendre le travail d’une journaliste assassinée, aller sur son terrain d’enquête et se mettre dans ses pas, quelques mois après sa mort, c’était une première collaboration assez chargée en termes de responsabilité, voire, il faut le dire, d’émotion aussi. C’est une dimension avec laquelle nous, journalistes hyperprotégés dans nos états démocratiques, avons peu l’habitude de travailler. Pour le Guatemala, le risque était très concret, et moi-même, j’ai un peu réfléchi avant de m’engager. En même temps, on reste protégés par notre statut de journaliste étranger, qui bénéficie d’un socle protecteur autour de lui, dans une certaine mesure : on sait qu’on parlera de nous si on rencontre des problèmes, cela a une forte dimension dissuasive. Et puis on se sent protégés par cette collaboration, publier ensemble, ça confère plus de force. Mais ce sont des enquêtes dont on ne revient pas indemne.
Propos recueillis par Sophie Gindensperger, journaliste, le 22 septembre 2023
MICHEL Anne. « Au Guatemala, les morts du lac Izabal ». Le Monde, 19/06/2019.