Le 17 juillet 2014, l’avion du vol MH17 opéré par la Malaysia Airlines, reliant Amsterdam à Kuala Lumpur, se désintègre en vol au-dessus du Donbass, cette région de l’Ukraine revendiquée par la Russie. Il n’y a aucun survivant parmi les 298 personnes à bord ; les deux pays se renvoient alors la responsabilité de l’événement.
À peine trois jours auparavant, grâce à une campagne de financement participatif, le blogueur britannique Eliot Higgins avait lancé son nouveau site web, Bellingcat, destiné aux internautes adeptes, comme lui, d’enquêtes journalistiques en ligne. Cet autodidacte, père au foyer, devenu expert du conflit syrien sans bouger de son domicile à Leicester (environ 150 km au nord de Londres), s’est notamment fait remarquer en commentant le blog du journal britannique The Guardian consacré au Moyen-Orient.
L’affaire du vol MH17 achève d’instituer la légitimité de Bellingcat : dès novembre 2014, en s’appuyant sur des vidéos et des photos disponibles en ligne, le blogueur et les membres de son réseau montrent que le missile qui a abattu l’avion de ligne provenait de la 53e brigade russe de missiles antiaériens de Koursk. Une démonstration reprise ensuite par l’équipe d’enquête internationale conjointe dirigée par les Pays-Bas. Bien d’autres investigations ont depuis validé leur expertise aux yeux des médias du monde entier. En 2018, ils révèlent l’identité des deux agents du renseignement militaire russe qui ont empoisonné l’ancien espion Serguei Skripal et sa fille à Salisbury. En 2020, ils dévoilent la responsabilité du FSB, service de sécurité russe, dans la tentative d’empoisonnement d’Alexei Navalny, opposant à Poutine. Ils sont devenus la bête noire du Kremlin.
« Nous n’avons pas d’agenda, mais nous avons un credo : les preuves existent, les mensonges existent aussi, et la différence entre les deux reste quelque chose d’important pour les gens », écrit Eliot Higgins dans l’introduction de son livre, We are Bellingcat, publié en 2021. Ces enquêteurs se distinguent en appuyant leurs enquêtes uniquement sur des sources publiques et en ligne, dont les résultats sont publiés avec une grande transparence quant à la méthode utilisée. Ils sont en cela les leaders de l’OSINT (Open source intelligence), aussi parfois appelée, en français, Renseignement d’origine sources ouvertes (ROSO). Concrètement, cela signifie que tout ce qui est en ligne et public peut servir dans une enquête : posts sur les réseaux sociaux, vidéos, bases de données, images satellites… Une des spécialités de l’OSINT est la géolocalisation et la vérification d’images et vidéos publiées en ligne. Une compétence largement mise en œuvre depuis le début de l’offensive russe en Ukraine ; les vidéos du front submergeant les réseaux sociaux avec leur lot de propagande et contre-vérités.
Média singulier, à la fois site d’investigation d’un côté et ONG de l’autre, Bellingcat se décrit comme « une agence de renseignement au service du peuple ». L’organisation, qui travaille régulièrement en partenariat avec d’autres médias, a un budget de fonctionnement d’environ 2 millions d’euros. Elle se finance pour un tiers via des formations dispensées à des journalistes dans le monde entier ; le reste provient de donations. Trente personnes y sont salariées, auxquelles s’ajoutent une quarantaine de bénévoles.
Aujourd’hui, Bellingcat s’est donné pour mission de documenter les crimes de guerre commis dans le conflit ukrainien. Pour effectuer ce travail, les investigateurs s’appuient notamment sur les vidéos publiées par les soldats russes eux-mêmes.
Sophie Gindensperger, journaliste
MINISINI, Lucas. « Bellingcat, l’ONG pour qui la vérité coule d’open source ». Le Monde, 21/05/2022.