À la suite de l’industrie du tabac qui a développé une batterie de stratégies dans les années 1950, des pans entiers de l’industrie manipulent l’information scientifique dans le but de soutenir la vente de produits toxiques.
Ni fraude, ni fabrication de données. Lorsqu’il s’agit de défendre leurs produits et leurs intérêts, certaines firmes utilisent des moyens très subtils pour manipuler l’information scientifique. Il peut s’agir, par exemple, de compagnies pétrolières semant le doute sur l’origine humaine des changements climatiques, de multinationales de la boisson détournant l’attention du sucre pour pointer le manque d’activité physique, ou encore de fabricants de pesticides attaquant les études documentant la nocivité de leurs best-sellers.
La production d’une matière scientifique sur mesure, vouée à défendre des intérêts commerciaux, passe essentiellement par deux circuits : des articles publiés dans des revues scientifiques d’une part, la production d’études de toxicité destinées aux autorités d’autre part.
La plupart du temps, les études financées par une industrie ne comportent pas de résultats de recherche originaux. Il s’agit le plus souvent de critiquer les études indépendantes qui documentent les effets nocifs d’un produit ; l’objectif étant de créer l’impression d’un désaccord au sein de la communauté scientifique. Ces pseudo-controverses permettent ainsi aux firmes d’entretenir le doute et de retarder la prise de décision par les pouvoirs publics. C’est ce que l’on appelle la « manufacture du doute » (1).
Ce type de missions peut être confié par les industriels à des cabinets spécialisés, dits de « défense de produits », qui emploient des lobbyistes diplômés en toxicologie, en épidémiologie, etc. Mais ce rôle peut aussi revenir à des scientifiques issus du monde universitaire, en poste ou retraités, usant de leur réputation et de celle de leur institution pour vendre leurs services. À noter que ces activités sont parfaitement légales.
Ainsi, des universitaires signent parfois des articles auxquels ils ont contribué de façon très minimaliste. Cette pratique du « ghostwriting » (écriture fantôme) est répandue dans le secteur pharmaceutique (2). Mais en 2017, les « Monsanto papers » – des documents internes de la firme agrochimique rendus publics par décision de justice aux États-Unis – ont permis de constater que cette pratique était routinière au sein de la firme, voire dans le secteur dans son ensemble (3). À l’issue de ce processus de « sciencewashing », le matériau de défense de produit est intégré au corpus scientifique, où il peut faire illusion.
Mais l’influence des firmes s’exerce aussi via un deuxième circuit, officiel celui-là. Partout dans le monde, les agences réglementaires font reposer leur évaluation des produits chimiques sur les études de toxicité fournies par les fabricants, qui les ont commanditées. Protégées par le secret commercial, ces données ne sont jamais publiées dans les revues. Elles ne peuvent donc pas être soumises à une expertise indépendante.
Or, des recherches sur le « funding effect » (ou biais de financement) ont démontré que les études réalisées sous sponsor ont quatre à huit fois (90 pour le tabac) plus de chances de déboucher sur des conclusions favorables au produit du financeur qu’à celles effectuées sur fonds publics ou non commerciaux (4).
Cette capture des circuits de production du savoir se prolonge par une capture de l’information scientifique destinée au grand public. Les firmes et leurs cabinets de relations publiques sont présents sur le web et les réseaux sociaux, où ils tentent de convaincre l’opinion et influencer les pouvoirs publics. Pour défendre le glyphosate, l’ingrédient actif du Roundup, l’herbicide de Monsanto, le cabinet de lobbying Fleishman-Hillard a orchestré par exemple « Let Nothing Go » (ne rien laisser passer), une opération de contre-offensive consistant à répondre systématiquement aux mentions négatives du produit dans les médias ou les réseaux sociaux et les forums en ligne (5).
Ressources
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Stéphane Horel, journaliste au Monde