« Si vous voulez me tuer, tuez-moi mais, je vous le dis d’emblée, vous n’allez pas me faire taire. » Le journaliste Rafael Moreno prononçait ces mots le 21 juillet 2022, dans une vidéo qu’il diffusait en live sur Facebook. Depuis des mois, il dénonçait les détournements d’argent public à l’œuvre dans la province de Cordoba où il vivait, au nord de la Colombie. Trois mois plus tard, il était assassiné. Mais son combat n’est pas mort avec lui : en avril 2023, grâce au travail de l’organisation Forbidden Stories, trentedeux médias du monde entier font paraître des enquêtes reprenant et confirmant les informations du journaliste disparu, mettant au jour le système de favoritisme et de corruption sur les contrats publics qu’il dénonçait.
Fondé par le journaliste d’investigation Laurent Richard (« Cash investigation », Arte, Canal+) à la suite de l’attentat de janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo, Forbidden Stories a pour mot d’ordre « Ils ont tué le messager. Ils ne tueront pas le message. » Organisation à but non lucratif financée par des dons de personnes privées et d’organismes publics (Fondation nationale pour la démocratie, Unesco…), le consortium a sa propre équipe, mais fonctionne sur un principe de collaboration inter-rédactions dont la composition évolue au fil des projets en laissant une place centrale aux journalistes directement concernés sur le terrain. Une union des forces qui a pour but de dissuader ceux qui voudraient les faire taire.
L’organisation propose par ailleurs sur son site web un coffre-fort numérique dans lequel les professionnels menacés peuvent transmettre les documents utiles à leur enquête. « Ce n’est pas seulement un dispositif digital, explique Laurent Richard, mais aussi l’amorce de conversations régulières avec les gens du consortium.
Dans des pays comme le Liban, les Philippines, le Nigeria et plusieurs pays d’Amérique du Sud, où ils enquêtent souvent sur des activités criminelles et des trafics illégaux, à utiliser régulièrement ce safebox network.
C’est en 2018 que paraît la première enquête d’ampleur publiée par le consortium : elle fait suite à la mort de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, brûlée vive dans l’explosion de sa voiture près de son domicile en octobre 2017. Le projet Daphne, lancé quelques semaines après son assassinat, reprend les enquêtes de celle qui dénonçait avec ténacité la corruption à l’œuvre sur l’archipel du centre de la Méditerranée. Cinq mois durant, 45 journalistes de 18 médias unissent leurs forces pour enquêter à Malte et en Europe. Une force de frappe qui a notamment permis de remonter les traces du commanditaire présumé de son assassinat jusque chez les proches du Premier ministre travailliste, qui a annoncé démissionner en décembre 2019.
D’autres ont suivi : le projet Green Blood, visant l’industrie minière (voir ci-après), le projet Cartel, qui a repris le travail d’une journaliste assassinée au Mexique en 2012, ou encore le projet Pegasus, du nom du logiciel espion commercialisé par l’entreprise israélienne NSO, dont l’utilisation pour espionner des journalistes par des pays comme le Maroc ou le Mexique a été prouvée par une fuite de documents. En février 2023, le projet Story killers révèle les activités frauduleuses de mercenaires proposant des services de désinformation à grande échelle. Une des conséquences de la publication de cette enquête est le licenciement par BFMTV de son journaliste Rachid M’Barki, après la diffusion d’informations fournies par une agence de désinformation israélienne dirigée par des anciens de l’armée et des services secrets.
Sophie Gindensperger, journaliste
À regarder :
À écouter :