Le soutien de la direction de son journal, la relecture de l’article par le service juridique et la solidité financière du média (pour faire face à des frais judiciaires) sont autant de garanties pour que le journaliste d’investigation puisse mener à bien ses enquêtes et résister à d’éventuelles pressions. La production d’information peut en effet se heurter à de nombreux obstacles lorsque l’enquête journalistique met en cause différents acteurs, notamment économiques. Dans le documentaire Media Crash (voir fiche pédagogique « L’impact de la concentration des médias sur l’info »), le groupe Bolloré est, par exemple, cité parmi les plus procéduriers pour dissuader les journalistes d’enquêter sur ses activités, notamment en Afrique. L’investigation peut être aussi confrontée à ce type de difficultés, à une plus petite échelle.
En effet, ces dernières années, plusieurs journalistes enquêtant sur l’industrie agroalimentaire en Bretagne ont été, à des degrés divers, soumis à des tentatives d’intimidation. En mai 2020, une tribune et une lettre ouverte ont alerté sur les pressions exercées par cette industrie sur les journalistes. Un collectif baptisé Kelaouiñ et soutenu par plus de 200 professionnels de la presse, a demandé des garanties aux pouvoirs publics pour permettre « une information et une parole publique libres sur les enjeux de l’agroalimentaire en Bretagne et à mettre fin à la loi du silence ». À l’origine de ces deux textes, les difficultés rencontrées par la journaliste Inès Léraud, co-autrice de la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite.
Dans cet ouvrage, elle a enquêté sur l’omerta autour des dangers réels des algues vertes, qui se développent en raison des activités de l’agriculture intensive. En plus des difficultés pour mener ce type d’enquête (craintes des témoins, multiples refus d’entretien de la part de certains mis en cause), la journaliste a subi plusieurs formes de pressions après publication : sa participation à un salon du livre en Bretagne a été annulée à la suite de l’intervention d’un élu local, un projet de traduction de la BD en breton a été abandonné par une maison d’édition par crainte de perdre des subventions du Conseil régional de Bretagne.
Dernière forme de pression : la procédure-bâillon. Un directeur d’un institut privé de conseil en environnement a attaqué la journaliste en diffamation après la publication de la BD… avant de retirer sa plainte à quelques jours de l’audience. Même procédé dans le cadre d’une autre enquête épinglant une entreprise de grande distribution de légumes : le mis en cause a enclenché une procédure judiciaire, puis s’est désisté à la dernière minute. Objectif ? Dissuader les journalistes d’enquêter sur le sujet en les menaçant de procédures judiciaires longues et coûteuses. Le cas d’Inès Léraud n’est pas isolé. Après avoir enquêté et mis en cause l’industrie agroalimentaire, la journaliste Morgan Large a subi de nombreux actes de malveillance (appels anonymes, sabotage de sa voiture, dégradation du local hébergeant sa radio Kreiz Breizh) en mars 2021. Des pressions dénoncées par Reporters sans frontières à l’époque.
Dans ce contexte de tensions, un collectif de journalistes a lancé « Splann ! », un média associatif d’investigation. Des appels aux dons à destination du public sont régulièrement lancés pour financer des enquêtes diffusées sur le site de l’association et dans d’autres médias partenaires. Plusieurs enquêtes ont été publiées, notamment sur la pollution à l’ammoniac et les risques de la méthanisation. Si la Bretagne ne fait pas figure d’exception, elle illustre la difficulté du travail des journalistes lorsque ceux-ci s’attaquent à des intérêts économiques.
Sébastien Rochat, responsable du pôle Studio du CLEMI
DASSONVILLE, Aude. « En Bretagne, le journalisme sous tensions », Le Monde, 10/06/2021.
AVELINE, Paul. « Splann!, nouveau né de l’investigation en Bretagne », Arrêt sur images, 03/07/2021.