Si votre enfant revient un jour en affirmant que l’ensemble des événements de l’actualité sont en réalité organisés par les Illuminati1, en collaboration avec la CIA, ou encore s’il vous interroge sur une vidéo où Barack Obama est décrit comme un reptilien tout comme la reine d’Angleterre… gardez votre sang-froid ! Voici quelques conseils.
Par Benjamin Berut, docteur en sciences politiques, chargé de cours à Sciences-Po Paris et à l’université Paris 2-Panthéon-Assas
Tout d’abord, il est important de ne pas apparaître méprisant vis-à-vis du propos de votre enfant car son intérêt, voire son adhésion, correspond à une démarche de recherche, certes « maladroite », mais respectable : il ne faut pas rejeter celle-ci. Voilà pourquoi la première question à lui poser est celle de la source : où l’enfant a-t-il vu ou entendu l’information ? Pour pouvoir ensuite en discuter avec lui.
Pour parler avec votre enfant d’une théorie conspirationniste, il ne sert à rien de se positionner comme quelqu’un qui détient la vérité. En effet, ce qui fait l’une des légitimités des théories du complot est de se présenter comme antiautorité, antidiscours commun. Il faut aussi éviter de se lancer dans une opposition pied à pied avec les « arguments » conspirationnistes. Vu leur nombre, la vitesse à laquelle ils sont créés et diffusés, il est tout simplement inutile d’essayer de les contredire un à un. Les études montrent en effet que l’on adhère d’autant plus facilement à une théorie du complot qu’à d’autres. Celui qui sera donc le plus engagé dans les théories conspirationnistes sera celui qui a le plus d’arguments à opposer. Une seule solution : démonter la mécanique à l’œuvre.
Il faut aussi apprendre à différencier mésinformation et désinformation : la première consiste en une information de mauvaise qualité ou imprécise, alors que la seconde est une information émise délibérément dans la volonté de manipuler et de nuire. Le plus important est donc de comprendre avec votre enfant les mécaniques des discours conspirationnistes, en montrant comment, sous l’angle de la critique, ils ne font que coller la même interprétation sur tous les événements, sans tenir compte des faits.
Selon Rudy Reichstadt, animateur du site « Conspiracy Watch », le conspirationnisme désigne une « tendance à attribuer abusivement l’origine d’un événement choquant et/ ou dramatique (catastrophe naturelle, accident industriel, crise économique, mort d’une personnalité, attentat, révolution…) à un inavouable complot dont les auteurs – ou ceux à qui il est réputé profiter – conspireraient, dans leur intérêt, pour tenir cachée la vérité2 ». Par exemple, au xviie siècle, les Illuminati seraient responsables de tous les grands événements internationaux à leur bénéfice depuis la Révolution française.
Le récit conspirationniste n’accorde aucune importance aux preuves. Il abandonne toute distance critique et ne fait que répéter la même interprétation, quels que soient les faits. Plutôt que d’être légitime par les preuves, le récit conspirationniste est attrayant parce qu’il se présente comme un récit alternatif, qui prétend dévoiler la vérité par rapport à une interprétation qui est toujours présentée comme « l’officielle ».
Déjà au Moyen Âge, des minorités comme les lépreux étaient accusées d’organiser toutes sortes de complots. À partir de la Révolution française, ces théories se renforcent avec des interprétations qui font des Illuminati les véritables responsables de la chute de la monarchie. Puis, avec l’arrivée d’Internet et la facilité de publier et de partager, le conspirationnisme s’intensifie, se fait de plus en plus présent dans l’espace public et peut toucher de plus en plus de monde, souvent avant même que la presse ait réellement commencé à traiter les événements, comme avec les attentats contre Charlie Hebdo en janvier 2015.
Un récit conspirationniste ne prend pas le temps de comprendre les faits, c’est son interprétation qui prime. Dès que la dépêche de presse arrive, la même explication survient : cet événement ferait forcément partie d’une guerre d’information et serait l’œuvre des gouvernants du pays visé et aurait pour but de manipuler l’opinion.
En novembre 2015, alors que l’attaque du Bataclan est à peine annoncée par la presse, certains y voient déjà une manipulation de l’opinion. Il est très important de distinguer les faits et les interprétations. Pour l’historien Jérôme Grondeux, il faut « savoir distinguer entre le fait et l’interprétation, entre ce qui relève des faits établis, des faits prouvés et ce qui relève de la manière dont on explique les faits4 ».
Une théorie du complot ne convainc pas via un argument vérifiable, mais avec une accumulation d’arguments qui incitent à douter, même si l’on n’est pas entièrement convaincu. Ainsi, vidéos, infos, « preuves » sur l’existence des Illuminati se multiplient sans jamais proposer une seule véritable preuve de leur existence, mais la quantité et le mysticisme de ces discours laissent l’impression qu’il reste quelque chose à creuser.
Le conspirationnisme s’appuie sur l’impression que la même information est partagée par de nombreux médias différents, que toute une sphère d’information existe en dehors des journalistes traditionnels. Mais en creusant un peu, on se rend vite compte que ces sites ne font que se copier-coller les uns les autres et que bien souvent les auteurs font partie du même réseau...
Le fait que deux événements se déroulent en même temps n’est pas forcément le signe que l’un est la cause de l’autre. Bien souvent les théories du complot font des liens de cause à effet entre deux événements qui ne sont en réalité pas liés, et cela au nom du « il n’y a pas de hasard ». Mélanger corrélation et causalité revient par exemple à dire que les hôpitaux sont des lieux très dangereux puisque l’on a dix fois plus de chance de mourir dans un lit d’hôpital que dans son lit.
Puisqu’une théorie conspirationniste ne fait qu’accumuler des doutes, elle en vient souvent à demander à ceux qui défendent un autre point de vue d’apporter la preuve que ce n’est pas un complot. Il arrive même que le discours conspirationniste fasse de l’absence de preuve concrète du complot la preuve ultime que le complot existe. En effet, puisque le complot a été mis en place par le pouvoir, il est normal que ce dernier ait dissimulé les preuves de la conspiration… Bien sûr nous n’avons pas d’images des reptiliens, pour la bonne et simple raison qu’ils sont au pouvoir et qu’ils les cachent, ces images !
Alors que les théories conspirationnistes prétendent être des approches critiques de l’information, y adhérer est souvent marqué par un « biais de confirmation ». C’est-à-dire que parce que l’on croit à une théorie du complot, on ne remet en cause aucun argument qui prétend l’étayer. De ce point de vue, il y a une suspension de l’esprit critique puisque tout ce qui vient renforcer la théorie du complot est accepté sans distance, alors que tout ce qui va à l’encontre de cette théorie est tenu pour de la naïveté ou de la manipulation.
Lors des dernières élections présidentielles américaines, les partisans de Donald Trump étaient prêts à croire toutes sortes de rumeurs sur Hillary Clinton… même si celles-ci étaient parfois des énormités créées pour se moquer d’eux.
Notes :
1. Littéralement « les Illuminés ». Désignent plusieurs mouvements qui ont existé ou non : des Alumbrados de Castille (religieux espagnols du xvie siècle) aux Illuminés de Bavière au xviie siècle, proches de la philosophie des Lumières, en passant par les Illuministes du xviiie siècle en lien avec la Maçonnerie. Selon la théorie du complot, ils regrouperaient les « élites » au gouvernement dans le monde entier et visant la maîtrise du monde.
2. R. Reichstadt, « Conspirationnisme : un état des lieux », note n°11, Fondation Jean Jaurès Observatoire des radicalités politiques, 24 février 2015. En ligne : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/drupal_fjj/publication-print/note-radic-pop-ndeg11.pdf
3. Information fausse.
4. Voir vidéo en ligne de Jérôme Grondeux sur l‘esprit critique : https://eduscol.education.fr/1531/education-aux-medias-et-l-information#lien5