Tous les adolescents auraient le même comportement et les mêmes activités sur le web. D’ailleurs, leurs compétences numériques en feraient des mutants naturellement hyperconnectés qui n’ont plus besoin de leurs parents. Et si la réalité était plus complexe ? Trois universitaires déconstruisent des idées reçues sur le rapport des jeunes à l’information.
Par Karine Aillerie, chargée d’études R&D, Réseau Canopé, et chercheuse associée à l’équipe Techné, université de Poitiers
Il est facile de penser que les adolescents ont tous les mêmes usages et les mêmes habitudes sur internet. En effet, les chiffres, nombreux peuvent faire penser que les ados sont égaux devant internet, comme face aux technologies numériques en général, et les utilisent tous de la même manière. La réalité est plus complexe et plus riche que cela.
Les travaux de recherche de la sociologue américaine Danah Boyd sur le sujet démontrent ainsi qu’un adolescent est un « internaute comme les autres ». Cela signifie que pour comprendre ce que les jeunes font avec internet, il faut avant tout se poser la question de leurs pratiques individuelles et non pas seulement envisager celles du groupe ou de la génération. S’il y a des traits souvent communs aux usages numériques juvéniles, par exemple le temps passé sur les écrans ou l’importance de la relation avec les autres via les outils connectés, quand on les interroge individuellement, on peut très vite se rendre compte que les contextes familiaux et amicaux, les centres d’intérêt, les compétences sont extrêmement divers et parfois difficilement comparables d’un individu à l’autre. Certains jeunes sont ainsi plus engagés dans les outils de socialisation, comme les réseaux sociaux*, certains font de la recherche d’information pour eux-mêmes, pour l’école, d’autres sont plutôt joueurs, etc. Pour chaque type d’usage également, la relation avec internet et les outils numériques est différente d’un individu à l’autre : certains jeunes n’auront pas de difficulté à « rentabiliser » leurs pratiques numériques du point de vue des exigences scolaires, tandis que d’autres auront des usages beaucoup plus éloignés de ce qui se fait à l’école.
Les pratiques numériques des jeunes se construisent et évoluent au jour le jour, en articulation ou en réaction avec les moments de la vie. Elles ne sont pas « hors sol », détachées du quotidien, ni aussi spontanées qu’on voudrait nous le faire croire. Aussi faut-il se méfier des généralités !
Par Karine Aillerie, chargée d’études R&D, Réseau Canopé, et chercheuse associée à l’équipe Techné, université de Poitiers
Il est courant d’entendre dénoncer les habitudes d’information des jeunes, qui semblent délaisser le papier au seul profit du numérique, voire ne plus s’informer du tout. À l’heure où il est possible d’écouter la radio en podcast, de regarder la télé sur le Net ou de lire son journal quotidien sur une tablette, les usages en général convergent cependant. Ainsi, si internet est une source d’information pour les adolescents d’aujourd’hui, il faut se pencher plus précisément sur ce que cela signifie.
En effet, s’informer sur internet, c’est consulter un moteur de recherche ou un site internet particulier pour répondre à une question que l’on se pose ou qui nous est posée (par l’école, par exemple) ou pour connaître un fait d’actualité. Les dernières études sur les habitudes médiatiques des jeunes démontrent, à ce titre, une montée en puissance des sites de réseautage social comme Facebook ou YouTube pour s’informer et non pas seulement pour discuter ou échanger des photos avec son groupe d’amis. Cela fait écho à d’autres études, parfois plus anciennes, qui montrent l’importance récurrente et significative de la relation sociale pour les jeunes lorsqu’ils souhaitent s’informer : l’interrogation d’un proche, parent, ami, enseignant ou conseiller étant un moyen d’obtenir une information considérée comme plus digne de confiance.
De manière générale, il ne faut pas perdre de vue que le numérique ne fait pas tout et que, si les jeunes consacrent beaucoup de leur temps aux écrans, internet n’est pas pour eux le seul et unique vecteur d’information. L’interaction sociale directe, le bouche à oreille, la conversation avec les pairs, l’interrogation des adultes référents (parents, conseillers, éducateurs) restent ainsi très importants, de même que la consultation des médias traditionnels (télé, radio, presse) sur support papier comme sur support numérique. Les adolescents construisent individuellement et collectivement, au gré de leurs pratiques et des contextes, des parcours d’information qui articulent, de façon plus ou moins fluide selon les individus, le physique et le numérique. Et c’est là tout l’enjeu de la formation aux médias et à l’information aujourd’hui : les aider à prendre en compte la richesse et à décrypter la spécificité de chaque support comme de chaque source rencontrés.
Par Anne Cordier, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université-Éspé de Rouen Normandie, UMR CNRS 6590 ESO – Espaces & Sociétés
Vous pensez que les jeunes ultraconnectés d’aujourd’hui n’ont pas besoin de vous pour surfer sur le web, s’informer et communiquer ? Vous pensez que ces jeunes, d’ailleurs, considèrent que vous êtes bien trop vieux ou bien trop dépassé par le sujet pour les aider ? Eh bien détrompez-vous ! Bien sûr, ils sont massivement – mais pas de façon égale – équipés. Bien sûr, ils font preuve – mais pas tous – d’une dextérité déconcertante, dès le plus jeune âge, avec les ordinateurs, tablettes et autres smartphones. Bien sûr, ils connaissent une multitude d’applications, de sites web ou encore parlent de YouTubeurs* célèbres comme s’ils les fréquentaient « IRL » ! Et pourtant, lorsqu’on les observe et qu’on échange avec eux, quel que soit leur âge, ils sont plus nombreux qu’on ne le pense à avouer des lacunes en matière d’expertise, que ce soit pour chercher une information ou pour comprendre un discours médiatique.
Ils sont également nombreux à montrer des difficultés pour nommer correctement les activités et les outils numériques, comme Alexandre qui, à 11 ans, croit que « en ligne » signifie « gratuit ». Enfin, ils sont nombreux à s’inquiéter d’une forme de démission pédagogique de la part des adultes en général à leur égard. Comme le dit Armelle, 17 ans : « C’est pas parce que j’ai un iPhone, que je suis “ calée ”. »
Alors, non, ils ne sont pas des « mutants », ni des digital natives* ! Ils sont des individus en construction, qui ont des pratiques à la fois extrêmement riches en matière d’information et de communication, mais aussi des connaissances partielles. Ne soyons pas aveuglés par ces discours répandus qui, comme des écrans de fumée, cachent la réalité des expertises et des pratiques de ces jeunes ! Et ne restons pas sourds à l’appel de Morgan, 16 ans : « J’ai envie de dire, de crier même : “On a besoin de vous !” Parce qu’on peut pas tout savoir, nous, et on a besoin de s’affirmer et d’avoir les moyens de le faire. Alors, oui, je le répète […] : “On a besoin de vous !” »
Par Sophie Jehel, maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, université Paris 8, Cemti
Certaines publicités, voire des campagnes de prévention, présentent parfois les parents d’adolescents comme inconscients, et même irresponsables. Pourtant, le rôle des parents dans le comportement des adolescents est crucial sur leurs pratiques médiatiques.
Les parents exercent un rôle de médiation, dès la petite enfance, en déterminant l’âge de l’accès à internet et aux écrans (télévision, console, tablette, téléphone, et plus encore smartphone) et en imposant des restrictions sur les horaires de connexion, le temps réservé au travail scolaire, l’heure du coucher, les contenus, l’utilisation de logiciels de filtrage, l’attention portée aux signalétiques. Il s’agit là, en effet, de pratiques très répandues chez les parents. Nous avons pu montrer que les médiations parentales étaient déterminantes dans la construction de la culture médiatique à la préadolescence, et en particulier vis-à-vis de la place qu’y occupent les programmes violents, même si la plupart du temps, les préadolescents se trouvent seuls devant les films et plus encore devant les jeux vidéo. Avec nos enquêtes récentes auprès des adolescents, nous voyons que cette influence perdure au-delà de la préadolescence. Les précautions prises par les parents durant l’enfance créent les conditions d’une capacité plus grande à la réflexivité au moment de l’adolescence.
Le rôle des parents est marqué par des différences sociales. Dans tous les milieux, sauf situation de grande précarité, les parents veillent à construire des modalités de filtrage et une médiation autour des écrans. Mais les enfants et les adolescents sont aussi influencés par les goûts de leurs parents. Certains parents sont fans de films d’horreur ou de jeux d’action et partagent parfois très tôt ces goûts avec leurs enfants, alors que d’autres favorisent davantage des programmes plus exigeants ou des pratiques manuelles ou culturelles impliquant les enfants eux-mêmes. Ces différences sont principalement culturelles. De plus, les parents n’ont pas tous la même familiarité avec les espaces numériques. Les parents les moins informés sont aussi ceux qui vont renvoyer davantage les adolescents à leur responsabilité sans pour autant leur donner de conseils précis. Cela dit, dans tous les milieux sociaux, les parents sont aujourd’hui confrontés à des inquiétudes particulièrement vives sur ce que leurs adolescents font réellement sur internet. Il importe de les aider à maintenir le dialogue et la confiance dans leurs enfants, fondée sur l’accès à une information claire.