L'événement « L’éducation aux médias et à l’information sur tous les fronts », organisé par le CLEMI le 3 avril 2023 en Sorbonne à Paris, a réuni des chercheurs, acteurs de la société civile, de l’information, des médias, du politique et de l’éducation autour de conférences et tables-rondes.
Cet article propose une synthèse de la table-ronde réunissant :
Laurence Corroy,Professeure des Universités, Université de Lorraine, laboratoire CREM
Roxane Obadia, Professeure documentaliste, coordinatrice CLEMI Nice, référente académique EMI, coordonnatrice de Cap Radio
Janick Julienne, Inspectrice académique, inspectrice pédagogique régionale en histoire-géographie, référente EMI pour l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger
Joséphine Delpeyrat, Déléguée générale de l’association Jets d’encre
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Modération : Isabelle Féroc Dumez, Maîtresse de conférences, Université de Poitiers, laboratoire TECHNE, directrice scientifique et pédagogique du CLEMI
« Quand les élèves se frottent, parfois dès la maternelle, à la fabrique de l’information, ils s’initient à la recherche et la vérification d’informations, apprennent à en produire eux-mêmes et à s’exprimer librement sur l’actualité de leur classe, de leur ville, du monde », indique Isabelle Féroc Dumez en introduction. Si les médias scolaires ont longtemps et traditionnellement été des journaux, ils peuvent aujourd’hui prendre des formes variées, mobilisant le numérique et l’audiovisuel : journaux en ligne, radios ou webradio, webTV, etc.
« Le terme de média scolaire est alors à distinguer d’autres types d’initiatives qui viennent des enseignants ou des directeurs d’établissement, pour accompagner un cours, une sortie scolaire ou engager le dialogue avec les parents », insiste-t-elle. « Et si ces pratiques scolaires-là sont certainement très motivantes pour les élèves, on peut s’interroger sur le contenu, la forme, le public destinataire. On est parfois très éloigné d’une expression libre des enfants ou des adolescents. » Pour elle, un média scolaire est « un objet d’éducation aux médias et à l’information, une production médiatique qui va autoriser les jeunes à s’exprimer ». Toutefois, cela ne signifie pas qu’il n’est pas nécessaire d’accompagner ces jeunes pour travailler leur expression et apprendre à la publier dans le cadre de la loi, nuance Isabelle Féroc Dumez.
« Les premières traces de journaux lycéens datent des années 1820, mais ceux-ci n’ont malheureusement pas été conservés »1, rappelle Laurence Corroy, de l’université de Lorraine. Des sources secondaires attestent néanmoins de leur existence. Ainsi, au début du xix e siècle, un proviseur du lycée Henri IV à Paris rapporte des querelles ayant éclaté entre les deux journaux lycéens de son établissement. Les premiers journaux que l’on peut trouver à la Bibliothèque nationale de France datent du Second Empire. Ils sont écrits par des lycéens qui témoignent de leur difficulté à faire exister leur journal sans risquer la censure ou l’exclusion de l’établissement.
Les journaux se multiplient ensuite dans la foulée de la loi sur la liberté de la presse de 1881, mais c’est lors de l’effervescence de mai 68 que des milliers d’entre eux apparaissent, avant une période de reflux dans les années 1970. Un nouveau basculement se produit à la fin des années 1980 avec la Déclaration internationale des droits de l’enfant. « La presse est alors autorisée à l’école avec un cadre juridique particulier », confirme Laurence Corroy. Depuis, la presse scolaire s’est « patrimonialisée » et est de plus en plus conservée : des fonds sont accessibles, notamment
à la Bibliothèque nationale de France.
« Et finalement, ce qui me trouble toujours beaucoup, c’est la manière dont, depuis plus de deux siècles, ces journaux lycéens parlent toujours de la même chose », constate-t-elle. Elle recense trois thématiques invariables : l’actualité « pubertaire », liée à l’adolescence et à ses questionnements (l’altérité et le rapport aux autres, l’amitié, l’amour, et aujourd’hui le rapport au genre) ; l’actualité « statutaire » liée à leur statut de lycéens, de mineurs apprenants ; et l’actualité « médiatique », qui prend de plus en plus de place. À noter d’ailleurs, les lycéens s’interrogent eux aussi sur le fonctionnement des médias eux-mêmes, surtout depuis une dizaine d’années.
Laurence Corroy, La Presse des lycéens et des étudiants au xix e siècle. L'émergence d'une presse spécifique, Paris, INRP, 2004.
Exposition presse lycéenne CLEMI, « Deux siècles de presse lycéenne », en collaboration avec l’association Jets d’encre.
Roxane Obadia, coordonnatrice CLEMI, qui a mené une enquête de terrain de petite échelle dans l’académie de Nice (envoi d’un questionnaire avec une trentaine de réponses), rejoint Laurence Corroy sur la question du contenu. Les élèves s’intéressent d’abord à l’actualité de leur établissement – « peut-être aussi parce qu’on leur dit d’écrire sur ce qui se passe autour d’eux afin qu’ils puissent enquêter », suggère-t-elle. Viennent ensuite les informations « pubertaires » et ce qui touche à l’environnement et à l’écologie, « première des thématiques traitées, et ce de la maternelle au lycée ».
Roxane Obadia dresse deux autres constats. Le premier concerne le support. La radio est le premier média choisi (60 % des initiatives), un choix lié à la spécificité de l’académie dotée d’une forte identité radiophonique. Vient ensuite la presse écrite, qu’elle soit en ligne ou en version papier. Le support vidéo est délaissé, ce qui peut sembler paradoxal dans le contexte du succès des réseaux sociaux vidéo comme Twitch ou TikTok. « Est-ce lié à la difficulté de ce support qui nécessite plus de matériel et plus de compétences ? », s’interroge Roxane Obadia. Second constat : 80 % de ces médias sont à l’initiative des enseignants. Mais si l’impulsion peut venir d’un professeur pour approfondir un point du programme, on constate que, sur le temps long, les élèves se saisissent du support et leur parole se libère.
Il n’y a pas que dans l’Hexagone qu’on peut lire des journaux lycéens en français. Janick Julienne est référente EMI pour l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger (AEFE) qui réunit les 567 établissements français de 138 pays, soit l’équivalent d’une académie dispersée sur les six continents, avec des établissements de tailles variées et situés dans des territoires aux contextes géopolitiques extrêmement diversifiés. « Beaucoup de choses se font à bas bruit », souligne Janick Julienne. L’EMI étant le thème de l’année 2022-20232, dans le réseau AEFE, de nombreux projets EMI ont été mis en valeur lors de temps forts comme la Semaine des lycées français du monde, la Semaine de la presse et des médias à l’école, etc. Dans le cadre de ces événements, un « Grand Direct » des webradios du réseau a notamment permis de mettre en réseau sur une journée une cinquantaine de webradios d’établissements français du monde entier, petits et grands qui se sont succédés sur la chaîne Twitch de l’AEFE
D’autre projets concernent l’EMI, sans pour autant être des médias scolaires. Elle cite par exemple une exposition sur le photojournalisme à Santiago du Chili, une rencontre avec un photoreporter au lycée Chateaubriand de Rome, la création d’un magazine d’actualités scientifiques à Oman, une exposition sur les fake news à Bucarest ainsi qu’à Tananarive, ou un autre travail d’exposition sur la presse en partenariat avec l'association « Cartooning for Peace » à Tunis. Ces projets permettent aussi de constater que toutes les initiatives ne sont pas nécessairement adossées au numérique et ce
d’autant plus que son accès peut être compliqué dans certaines régions du monde.
Projet AEFE avec une table ronde qui a eu lieu le 31 mai 2023 sur la thématique « Enjeux de l'EMI ».
« Je m’interdis de parler de sujets politiques ou polémiques parce que je sais que ça va me créer des problèmes », a écrit une lycéenne dans le questionnaire que Roxane Obadia avait adressé aux élèves et à leurs enseignants. La professeure documentaliste rejoint Laurence Corroy sur le constat que la première contrainte à la liberté d’expression des jeunes dans les médias scolaires est celle de la censure, voire de l’autocensure. La presse lycéenne est censurée depuis son apparition.
Bien sûr, la presse lycéenne doit respecter un cadre légal (la diffamation et le prosélytisme politique sont interdits), mais les contours de cette légalité ne sont pas toujours évidents à cerner. Roxane Obadia évoque ainsi un échange avec un enseignant qui avait interdit dans son lycée la publication d’un article critiquant ouvertement un autre enseignant. Une interdiction justifiée car motivée par un enjeu de diffamation. Cet exemple illustre comment la régulation (et non la censure) permet de respecter la loi sur la diffamation qui condamne l’allégation ou l’imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne, peu importe que le fait soit vrai ou faux.
D’autres cas en revanche peuvent être plus difficiles à trancher. Que faire ainsi de ce très beau dessin de presse réalisé par une élève dans un lycée cannois et sur lequel on voit Emmanuel Macron lâchant un parpaing ciglé 49.3 sur une Marianne gisant dans une flaque de sang ? Le professeur a appelé Roxane Obadia pour lui demander conseil. « Ce n’est pas évident », a-t-elle répondu. « La presse lycéenne est libre, elle doit s’autoriser à parler, à émettre des opinions. Mais il faut interdire le prosélytisme politique. La frontière est parfois difficile à évaluer. » Elle ignore ce qui est advenu de ce dessin mais a bien insisté : « Le directeur de publication doit être informé, et il faut mener une réflexion collective ».
Joséphine Delpeyrat est présidente de l’association Jets d’encre, qui valorise la presse d’initiative jeune et conçoit la presse lycéenne comme vecteur d’émancipation, de participation au débat public et moyen d’expression à part entière. Elle aussi a réalisé une enquête l’an dernier auprès des « journalistes jeunes », comme elle les nomme, autour de la question : « Quel avenir pour les médias jeunes ? » afin d’identifier les freins à la liberté d’expression. Si la censure revient dans les réponses, c’est davantage l’autocensure qui est citée.
« La question de la censure apparaît », relate-t-elle, « mais surtout et avant tout, celle de l’autocensure ; ce qui nous a conduit, avec notre association, à proposer le service “SOS censure”, une sorte de hotline animée par et pour des jeunes afin que ces derniers puissent appeler lorsqu’ils ont un doute sur un papier et se demandent ce qu’ils ont ou non le droit de publier, ou lorsqu’ils veulent mieux connaître le cadre juridique des médias jeunesse qui n’est pas forcément toujours enseigné. »
Cette hotline a connu un pic au moment de l'élection présidentielle de 2022 : l’ensemble du milieu scolaire semble à ce moment-là avoir été pris d’une forme de tétanie généralisée : personne ne semblait savoir s’il était légal ou non de parler politique dans un média scolaire. Alors, il faut le savoir : oui, c’est tout à fait possible, de même qu’il est tout à fait possible de parler sexualité, religion, de caricaturer, etc. Tous les sujets peuvent être abordés tant qu’ils ne franchissent pas la limite du prosélytisme ou de la diffamation. La parole des jeunes peut déranger, surprendre, si bien qu’il n’est pas toujours facile d’assumer les prises de position des jeunes élèves, d’autant plus quand le directeur de publication se trouve du côté enseignant. Mais, de nouvelles circulaires du Ministère permettent aux élèves d’être directeur de publication à partir de seize ans, ce qui peut justement permettre aux enseignants de rester neutres. Pour lutter contre l’autocensure, il faut donc valoriser ce droit.
Lorsque Joséphine Delpeyrat se déplace sur le terrain, elle entend les mêmes questions : « Ma voix va-t-elle être entendue ? Est-ce pertinent ? Suis-je assez formé(e) ? »3 . Son association accompagne les jeunes dans leur émancipation, dans leur quête de confiance en eux. Elle encourage aussi les vocations dans le journalisme et dans l’engagement associatif ou syndical. « Nous formons des jeunes qui veulent s’exprimer, envers et contre tout », insiste-t-elle.
L’EMI ne peut pas se pratiquer de la même manière partout, constate Janick Julienne qui juge important, y compris dans un contexte législatif contraint, « de former les élèves à l’EMI, de les engager dans cette démarche qui intègre l’éducation à l’esprit critique ». « Une fois que ces élèves auront compris ce qu’est l’information, comment on la produit, comment on recoupe les sources, etc., ils pourront ensuite le faire sur tous les autres sujets, y compris ceux qu’ils ne peuvent aborder dans leur contexte local », espère-t-elle.
Laurence Corroy distingue quatre sphères de compétences :
• la direction de projet : apprendre aux élèves à établir et respecter un calendrier de tâches, à établir une ligne éditoriale ;
• la connaissance des médias : connaître l’actualité, croiser ses sources, comprendre les fondamentaux de l’éthique et de la déontologie journalistiques ;
• les outils techniques et numériques : maîtriser des logiciels de mise en page ou de montage son, un système de mise en ligne, etc. ;
• les compétences psychosociales : accepter le débat contradictoire dans les colonnes du journal, pouvoir dialoguer et négocier avec les enseignants, la direction de l’établissement.
Étant donné la complémentarité de ces sphères de compétences et le fait qu’elles impliquent toutes du dialogue et une forme d’horizontalité, la question de la formation des enseignants4 pour accompagner au mieux les élèves dans ces initiatives est décisive.
L’académie de Nice encourage les formations inter-catégorielles au sein des établissements, permettant ainsi à des professeurs, des assistants d’éducation, voire des personnels de direction, d’être formés ensemble. « Il faut multiplier les appels à projets hybrides réunissant les enseignants du supérieur, du secondaire, et les journalistes », plaide Laurence Corroy.
À l’échelle internationale, l’AEFE a mis en place des instituts régionaux permettant de développer des plans régionaux de formation dans lesquels l’EMI est inscrite. Joséphine Delpeyrat évoque Jean Massiet, ancien président de Jets d’encre, qui s’est mis à Twitch et est devenu « le premier streamer politique », offrant aux jeunes une autre vision de la pratique journalistique que celle des médias traditionnels.
Afin de permettre aux médias scolaires d’être autonomes, Roxane Obadia propose aux établissements de l’Académie de Nice, avec le CLEMI, un dispositif intitulé, « Un média en un clic ». Celui-ci permet de soulager les professeurs de l’aspect logistique de la plateforme (qui peut s’avérer coûteux et chronophage) afin qu’ils puissent se concentrer sur l’aspect éditorial. Autre dispositif d’accompagnement des établissements, « Cap Radio », une webradio de région académique qui diffuse en continu et sur laquelle tous les établissements de la région peuvent diffuser leurs podcasts.
L’appel à projet du ministère de l’Éducation nationale, « Une webradio, un parrain », permet à chaque média scolaire d’être parrainé par un journaliste qui vient apporter son regard de professionnel, bienveillant et constructif, et permet aux élèves de perfectionner leur pratique débutante du journalisme.
Le dispositif « Les jeunes reporters internationaux », développé par l’AEFE, offre par ailleurs aux jeunes journalistes la possibilité d’être accompagnés au long cours.
Enfin, l’Observatoire des pratiques de presse lycéenne tente de son côté de trouver des solutions,
en dialogue avec les professeurs documentalistes, pour rendre pérenne les médias lycéens afin qu’ils continuent à exister après le départ d’une équipe d’élèves qui rejoignent l’université ou d’enseignants qui changent d’établissement. « Il faut former des groupes d’au moins huit personnes, des équipes larges qui permettent un roulement et assurent la longévité du média scolaire », plaide Roxane Obadia.
1) Laurence Corroy, La Presse des lycéens et des étudiants au XIXe siècle. L'émergence d'une presse spécifique, Paris, INRP, 2004.
Exposition presse lycéenne CLEMI, « Deux siècles de presse lycéenne », en collaboration avec l’association Jets d’encre
2) Voir le projet AEFE avec une table ronde qui a eu lieu le 31 mai 2023 sur la thématique « Enjeux de l'EMI »
3) Voir notamment Salomé Saqué, Sois jeune et tais-toi, Paris, Payot, 2022.
4) Voir le Référentiel de compétences en éducation aux médias et à l’information des enseignants et formateurs.