L'événement « L’éducation aux médias et à l’information sur tous les fronts », organisé par le CLEMI le 3 avril 2023 en Sorbonne à Paris, a réuni des chercheurs, acteurs de la société civile, de l’information, des médias, du politique et de l’éducation autour de conférences et tables-rondes.
Cet article propose une synthèse de la conférence par :
Dominique Boullier, Professeur des Universités, Institut d’études politiques, Paris, laboratoire Centre d’études européennes
Avec l’émergence du web 2.0 dans les années 2000, une impression générale s’est dégagée : tout le monde allait pouvoir s’exprimer librement en se passant des intermédiaires, des gatekeepers (gardiens de l’information). Ce sentiment d’ouverture et de liberté n’a pas duré longtemps. Dès 2008-2009, les plateformes comme YouTube, X (anciennement Twitter), Facebook… se sont installées dans le paysage médiatique en parvenant à monétiser la captation de l’attention de leurs publics par la publicité. La possibilité pour chacun de s’exprimer librement s’est retrouvée partiellement limitée au regard de certains dispositifs de régulation des propos publiés sur ces plateformes. Et un modèle de captation de l’attention s’est imposé. Derrière la promesse d’ouverture et d’horizontalité, il y a une action silencieuse, souterraine, qu’il est primordial d’interroger.
Le rythme de la vie publique au sens politique et démocratique du terme s’est accéléré, ce que Dominique Boullier, professeur des Universités à l’Institut d’études politiques, appelle le « réchauffement médiatique ». On observe une forme d’excès de vitesse mentale que les élèves comme tous les citoyens éprouvent au quotidien. À force de multiplier les alertes sur ce sujet (comme pour le réchauffement climatique), une certaine lassitude finit par s’installer. « Face à cela, ce qu’il nous faut, c’est un système médiatique qui nous aide à argumenter, à se documenter, à croiser les sources, etc. », développe Dominique Boullier. Le problème est central mais plus difficile à objectiver que celui des fake news (fausses informations). Même confronté à des « non-fake news », des « bonnes nouvelles » au sens d’informations de qualité, chaque individu est exposé à ce rythme effréné de l’information et à ses effets délétères. Il est donc important de permettre aux élèves, en tant que futurs citoyens, d’avoir une réflexivité sur leurs actions et leurs pratiques numériques quotidiennes.
Dominique Boullier a longtemps travaillé avec les sciences cognitives et a élaboré un modèle formalisé sous la forme d’une « boussole » construite autour de quatre pôles : l’alerte, l’immersion, la projection et la fidélisation. Elle permet de diagnostiquer ce qui est à l’œuvre dans l’amplification numérique et le développement d’une pluralité des régimes d’attention.
L’attention est devenue une ressource dont les individus disposent mais qui n’est pas infinie et suppose donc une certaine énergie en termes de durée et d’intensité (l’axe horizontal du graphique). Ces deux critères essentiels à prendre en considération pour étudier l’attention sont amplifiés par le numérique, mais pas de la même manière, et c’est précisément ce déséquilibre qu’il faut mettre en lumière, car il a des conséquences éducatives dans la formation cognitive des élèves. Si le numérique amplifie les phénomènes de fidélisation et de projection (partie inférieure du graphique), l’amplification est encore plus intense pour les deux autres régimes (partie supérieure) que sont l’alerte et l’immersion.
La fidélisation est liée à l’attention car elle implique une baisse de la vigilance. « Cette notion désigne les habitudes quotidiennes dans les pratiques médiatiques auxquelles on a recours sans forcément y prêter attention : consommation de médias, de supports, ritualisation d’un “petit tour du web”, etc., si bien que le cerveau s’habitue à une forme de routine et se retrouve alors beaucoup moins sollicité que pour la résolution de problème », décrypte Dominique Boullier.
Les marques, les réseaux sociaux et les médias jouent sur cette fidélisation qui permet d’établir une relation de confiance en instaurant stabilité et certitude avec le consommateur invité à rester sur un mode de pensée intuitif et spontané.
À l’inverse, la projection implique précisément de l’attention, de la concentration : il s’agit de « projeter » de l’énergie de manière volontaire. La projection est donc du côté de l’intensité, là où la fidélisation relève plutôt de la durée. Les enseignants le savent bien, il est impossible de maintenir l’attention des élèves pendant une heure complète. Il faut donc solliciter des régimes d’attention différents, en proposant des activités pédagogiques variées.
Les jeux vidéo sont un bon exemple du processus d’immersion qui capte l’attention dans la durée et avec intensité. Ce régime de perception esthétique du monde s’est imposé et se diffuse dans le cinéma et les séries.
L’alerte, qui s’oppose à la fidélisation, est le régime d’attention au cœur de l’architecture technique et économique des réseaux sociaux. Tandis que la fidélisation repose sur un « stock » de fidèles, l’alerte vise à obtenir un nouveau marché en secouant l’attention du public, en obtenant un choc attentionnel. Par le signal visuel et sonore qui la caractérise, l’alerte vient fractionner l’attention et incite à la réaction. Ce phénomène existe depuis longtemps et préexiste au smartphone (avec notamment le SMS) mais il repose désormais sur deux mécanismes : la bulle de filtre et le rythme de l’alerte.
On observe une forme d’excès de vitesse mentale que les élèves comme tous les citoyens éprouvent au quotidien.
Ce système est ancré dans les interfaces, comme le montrent par exemple les affordances (les suggestions d’usage) de X (anciennement Twitter) où tous les éléments de design sont pensés pour provoquer une action rapide de la part de l’utilisateur, parfois même sans qu’il puisse s’en apercevoir. Le hashtag (mot-clé précédé du sigle #) et les trending topics (tendances) proposés par le réseau social illustrent l’accélération de l’attention. Ces affordances installent un cercle vicieux : malgré l’impression que tout dépend de l’organisation technique et économique des plateformes, les utilisateurs sont au cœur de ce processus et y participent en tweetant, retweetant, etc., actions pour lesquelles ils sont ensuite récompensés par l’affichage des métriques de partage1. Dans ce cycle, chacun est contributeur de cette saturation attentionnelle, et ce quelle que soit la qualité de l’information diffusée. Ce cycle est perpétuel puisque même les critiques formulées à son égard finissent par alimenter cette machine virale.
Dominique Boullier cite Pierre Lévy, qui considère chacun de nous comme un « sismographe » et va plus loin. « Nous sommes les véhicules des virus de la pensée et l’enjeu consiste à couper les chaînes de contagion qui vont engendrer la polarisation par cette réactivité et cette viralité », analyse-t-il2. Bien que ces processus soient identiques quelle que soit la qualité de l’information, ils n’en demeurent pas moins des propriétés sémiotiques propres aux fake news qui jouent un rôle dans leur propagation, notamment via le novelty score3.
Avec ce « score de nouveauté », plus une information est nouvelle, plus elle a de chance de circuler massivement, parce qu’elle vient rompre notre habitude attentionnelle et provoquer un choc suffisant pour nous faire réagir. « Tout ce qui vient d’être décrit n’est pas inhérent au numérique de manière générale, il concerne un certain type de numérique ; celui des plateformes, du capitalisme financier numérique gouverné par des impératifs mercantiles. Ces plateformes ont pour objectif de générer une grande fluidité pour dominer le marché publicitaire », précise Dominique Boullier.
Dans cette chaîne de la dynamique d’attention, les plateformes capitalisent sur l’attention de chacun, ce qui produit un état mental collectif délétère.
Apprendre aux élèves à détecter « la prédation de notre attention », à adopter une réflexivité sur leurs habitudes.
Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut prendre des mesures éducatives, à commencer par apprendre aux élèves à détecter « la prédation de notre attention », à adopter une réflexivité sur leurs habitudes. L’éducation est centrale mais il faut alléger le poids que l’on fait porter aux enseignants, qui ne peuvent s’occuper de tout en même temps. L’éducation seule ne pourra pas changer le fonctionnement des plateformes. « Il faut prendre des mesures structurelles pour stopper la dérive pathogène des plateformes de réseaux sociaux. L’ensemble de leur modèle économique doit être remis en cause », plaide-t-il. Les milliers de documents internes, les Facebook Papers, transmis par la lanceuse d’alerte Frances Haugen4 ont révélé que les plateformes étaient parfaitement conscientes des effets délétères qu’elles produisent sur le psychisme d’un certain nombre de personnes, notamment d’instagrameuses. Une solution pourrait être de supprimer les vanity metrics (les indicateurs vaniteux), ce qui stopperait la course à la publication la plus performante, la quête incessante de nouveaux like, et ainsi de suite. Des indicateurs d’utilisation du temps d’écran, avec des options de bridage, existent déjà.
« Mais ce sujet est presque secondaire face aux problèmes du rythme, de notre réactivité et de notre engagement, puisque le modèle économique de toutes ces plateformes repose dessus », conclut Dominique Boullier. Pour lui, il y a donc urgence à traiter cette question du rythme et de la captation
attentionnelle5.
Les bulles de filtres
Le terme de bulle de filtres (ou bulle de filtrage : de l’anglais filter bubble) est un concept, attribué à Eli Pariser, qui désigne le phénomène de filtrage de l’information par différents filtres et l’état d’isolement intellectuel et culturel qui en résulte quand les informations recherchées sur Internet sont soumises à une personnalisation à l’insu de l’internaute. Ainsi les algorithmes sélectionnent « discrètement » les contenus visibles par chaque internaute, en s’appuyant sur différentes données collectées sur lui. Chaque internaute accéderait donc à une version significativement différente du web et serait installé dans une « bulle » particulière, optimisée au regard de sa personnalité supposée (définie selon ses « amis » sur les réseaux sociaux, ses sources d’informations, etc.). La bulle de filtre comprend une dimension de fidélisation, et tend à soutenir le biais de conformité par lequel on se trouve conforté dans ses propres croyances. Ce biais se voit renforcé par le fonctionnement algorithmique des recommandations, dont l’autoplay de Netflix ou de TikTok sont d’assez bons exemples. Le rythme de l’alerte de ces systèmes est tel qu’il génère de l’engagement et provoque notre réaction, signalant à l’émetteur du message que l’on est un public actif, enclenchant ainsi une réaction en chaîne qui va déterminer le contenu de notre fil d’actualité.
1) Dominique Boullier, « Médiologie de la vanité en ligne », Esprit, 2022/9, p. 81-89.
2) À ce sujet, voir également l’étude de Jure Leskovec, Lars Backstrom et Jon Kleinberg, « Meme-Tracking and the Dynamics of the News Cycle », Proceedings of the 15th ACM SIGKDD International Conference on Knowledge discovery and data mining, juin 2009, p. 497-506.
3) Soroush Vosoughi, Deb Roy, Sinan Aral, « The Spread of True and False News Online », Science, vol. 359, n° 6380, 2018, p. 1146-1151.
4) Voir notamment le documentaire The Social Dilemma (Derrière nos écrans de fumée) de Jeff Orlowski (Netflix, 2020).
5) Voir Dominique Boullier, Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux. L’ère du réchauffement médiatique, Paris, Le Passeur, 2020 ; Propagations. Un nouveau paradigme pour
les sciences sociales, Paris, Armand Colin, 2023.