L'événement « L’éducation aux médias et à l’information sur tous les fronts », organisé par le CLEMI le 3 avril 2023 en Sorbonne à Paris, a réuni des chercheurs, acteurs de la société civile, de l’information, des médias, du politique et de l’éducation autour de conférences et tables rondes.
Cet article propose une synthèse de la conférence de
Valérie Jeanne-Perrier
Enseignante et chercheure, responsable de l’école de journalisme CELSA, Faculté des lettres, Sorbonne Université, Paris
Depuis longtemps, une contradiction existe entre les principes de la liberté d’expression et la réalité des contextes dans lesquels les médias comme les journalistes évoluent. Il y a souvent un écart entre les commandements de la liberté de la presse, la liberté d’expression et la réalité de son exercice.
Quelques dates permettent, en guise d’introduction, de comprendre en quoi cet écart complexifie l’exercice de la liberté d’expression. En 1835, Alexis de Tocqueville annonce avec enthousiasme l’avènement de la société nouvelle, portée par la multiplication des journaux et de la presse. Peu avant 1881, Émile Zola, constatant le développement de cette presse moderne, dresse un portrait assez critique de ce nouveau journalisme pléthorique. C’est entre ces deux dates, ces deux visions diamétralement opposées de la presse et de ses acteurs que le journalisme moderne est né.
« À ce moment-là, les journalistes acquièrent un rôle social nouveau, ils deviennent en quelque sorte les historiens du présent et du quotidien », insiste Valérie Jeanne-Perrier, responsable de l’école de journalisme CELSA-Sorbonne. Ce rôle officiel de médiateur du quotidien se trouve très vite pris entre deux éléments importants qui vont conditionner la question de la liberté de la presse : d’une part, le regard des pairs sur le travail effectué par chacun des journalistes, et, d’autre part, les entrepreneurs et capitaines d’industries qui dirigent des journaux et essayent d’avoir un regard sur ce qui s’y passe.
La philosophie générale de la loi sur la presse réside dans un principe de liberté encadré de conditions très précises. L’article 1er de la loi du 29 juillet 1881 rappelle : « l’imprimerie et la librairie sont libres ». Mais « cette liberté d’expression n’est pas absolue ; elle contient des dispositions visant à éviter les abus ». Le texte contient des dispositions précises dans ses articles 23 et suivants. Ainsi, « toutes les fois où un comportement journalistique sera critiqué, il y aura lieu d’apprécier si chacun des éléments d’une infraction à la loi sur la presse sont réunis, à défaut de quoi, le principe de liberté reprendra son empire ». Dans le contexte posé par ce cadre juridique, on s’aperçoit, tout au long du xx e siècle et encore au début du xxi e siècle, que les journalistes conservent toujours ce rôle de médiateurs, rôle d’autant plus essentiel dans le contexte contemporain où tout peut être dit sur n’importe quel support.
Deux éléments de contexte complexifient encore la tâche des journalistes aujourd’hui. D’abord, l’abondance des supports et la diversité des manières de consommer l’information rendent difficiles pour les journalistes le fait de conserver une juste distance avec leurs sources. L’autre problème, c’est la concurrence de nouveaux énonciateurs, comme les experts, les politiques, les militants, les gouvernants.
Face à ces deux défis domine encore une conception de la liberté de la presse comme garante d’une liberté d’expression authentiquement démocratique. Il faut souligner l’importance d’un des points de la loi, qui stipule que chacun doit pouvoir accéder aux médias de son choix afin de communiquer à autrui l’expression de sa pensée et d’accéder à l’expression de la pensée d’autrui, quelle que soit la forme ou la finalité de cette expression. Chacun, peut, sur un marché des idées, s’informer où il le souhaite. Pour atteindre cet idéal, il faut former les journalistes à exercer cette fonction de médiateur. Ils doivent prendre conscience de leur responsabilité sociale ; une responsabilité aujourd’hui très encadrée, comme avec l’Arcom (l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique), garante de la liberté de communication et de la protection des droits dont la régulation s’étend aussi aux plateformes en ligne.
S’il y a beaucoup de bonnes volontés, il y a aussi peu de moyens dans ce domaine. Les quatorze écoles de la Conférence des écoles de journalisme (CEJ) sont soumises à de nombreuses injonctions sociales systémiques sur ce qu’elles doivent intégrer dans leurs formations – l’EMI en fait partie. Dans un contexte difficile et à travers des solutions qui sont plutôt des conventions partenariales, ces écoles ont du mal à choisir avec qui travailler et pour quel type de programme. Valérie Jeanne-Perrier cite le sociologue Francis Balle qui formule une critique importante dans ce contexte : « Insensiblement, on ne parle plus guère de liberté de créer un journal mais de protection du pluralisme. On ne parle plus guère de la liberté d’investigation des journalistes, mais de la nécessité de protéger les pouvoirs et les particuliers. On ne parle plus guère de la liberté de choix des lecteurs, mais de la nécessaire protection de son identité culturelle. On ne parle plus guère de la liberté de la libre circulation de l’information, mais du rééquilibrage indispensable de nos échanges de films ou de nouvelles avec l’étranger ».
Francis Balle invite donc à la prudence et rappelle une idée fondamentale : la liberté d’expression, c’est aussi la liberté de créer des médias. Ce pluralisme, essentiel, est menacé aujourd’hui par de nouveaux dangers, de nouveaux risques.
L’un des premiers dangers pour l’exercice de la liberté d’expression dans le contexte actuel, ce sont les « procédures-bâillon ». Le terme désigne une action en justice qui vise à intimider ou faire taire un journaliste ou un lanceur d’alerte pour sa participation politique ou son militantisme.
Les poursuites de journaliste pour diffamation sont ainsi utilisées dans ce cadre. Elles deviennent des moyens de pression avec le risque de devoir payer des dommages et intérêts. « Dans la mesure où la plupart des médias sont dans un équilibre financier délicat, de telles menaces peuvent peser très lourd. Devoir se défendre dans une procédure coûte du temps et de l’argent et peut parfois conduire à la disparition d’un média. »
Autre danger : la règle de protection des entreprises et des informations qui les concernent, qui peut aller à l’encontre d’une pratique importante pour les journalistes, celle du secret des sources. Ces procédures visent, in fine, à obstruer les enquêtes et empêcher les journalistes d’exercer ce qui fonde leur métier, c’est-à-dire la possibilité de rencontrer leurs sources et de les protéger.
« En matière de liberté de la presse et de liberté d’expression, rien n’est jamais acquis », conclut Valérie Jeanne-Perrier. En fonction du contexte technologique, économique et journalistique dans lequel évolue un système médiatique, ces libertés sont en permanence reconfigurées. Dans ce cadre, l’EMI permet d’observer et de signaler les risques et débordements qui peuvent constituer des limites à cette liberté de la presse et essayer d’enseigner une sorte de vigilance. Il est essentiel d’apprendre aux élèves que la liberté d’un média n’est jamais totalement et définitivement acquise, que ses conditions juridiques d’existence peuvent être menacées à tout instant.
Trois textes pour approfondir :