Synthèse de la table-ronde du 3 avril 2023 en Sorbonne à Paris, dans le cadre de l'événement « L’éducation aux médias et à l’information sur tous les fronts », organisé par le CLEMI.
Avec
Renee Hobbs, Professeure et chercheuse en Communication Studies, directrice du Media Education Lab, Chicago, États-Unis
Isabelle Féroc Dumez, Maîtresse de conférences, Université de Poitiers, laboratoire TECHNÉ, directrice scientifique et pédagogique du CLEMI
Amandine Kervella, Maîtresse de conférences, chercheure à l’École nationale de la protection judiciaire de la jeunesse, laboratoire GERiiCO, Université de Lille, membre du collectif EDUmédia
Normand Landry, Professeur, Université TÉLUQ, Québec, chaire de recherche du Canada en éducation aux médias et droits humains
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Modération : Laurent Petit, Professeur des Universités, Sorbonne Université, laboratoire GRIPIC
Alors que le CLEMI souffle ses quarante bougies, revenir sur le contexte général dans lequel l’EMI a pu prendre forme en France paraît plus nécessaire que jamais. « Dès les années 1920, lorsque le cinéma est devenu un genre à part entière, se sont posées les premières questions liées à l’éducation à ce média qu’était le cinéma muet », rappelle Laurent Petit, professeur des Universités. « Et cela s’est développé d’abord dans le milieu de l’éducation populaire, comme en témoigne l’apparition, très tôt, des premiers ciné-clubs. »
Il faudra attendre jusqu’aux années 1960 pour voir apparaître ce terme précis « d’éducation aux médias ». Mais dans ces deux périodes, une même question se pose : comment faire de l’image fixe et animée, un support éducatif ? Il faut évoquer ces expériences fondatrices de ce qu’est l’EMI aujourd’hui : la télévision en circuit fermé ; les différentes expérimentations locales comme celles menées au collège de Marly-le-Roi dans l’est de l’agglomération parisienne ; la télévision scolaire ou la RTS, une filière de l’ORTF, devenue ensuite une télévision éducative. Isabelle Féroc Dumez, directrice scientifique et pédagogique du CLEMI, évoque les travaux de la chercheuse Sabine Bosler qui montrent que l’EMI telle qu’elle existe aujourd’hui en France est le résultat d’une « sédimentation » de nombreux éléments. « Remontons un siècle en arrière », exhorte-t-elle, en rappelant comment Célestin Freinet réussit à faire entrer la presse dans les classes. « Fabriquer un journal, c’était déjà s’intéresser aux pratiques de la presse », poursuit-elle. Il faudra attendre ensuite 1976 et la circulaire de René Haby pour que les médias soient enfin autorisés à l’école. On l’oublie peut-être, mais avant cette date, les journaux – quels qu’ils soient – n’étaient pas toujours les bienvenus dans les établissements scolaires.
« La toute première définition de l’éducation aux médias date de 1973 et émane du Conseil International du Cinéma et de la Télévision, une ONG liée à l’UNESCO », insiste Laurent Petit. Quelques années plus tard, en 1982, l’UNESCO réunit à Grünwald, en Allemagne, des éducateurs, des communicateurs et des chercheurs venant de dix-neuf pays qui adoptent une déclaration, baptisée « Déclaration de Grünwald sur l’éducation aux médias ». Elle appelle les autorités compétentes à développer des programmes intégrés à tous les niveaux de l’enseignement ; former des éducateurs et sensibiliser les différents acteurs de la sphère sociale ; stimuler les activités de recherche et ses réseaux de diffusion ; soutenir et renforcer les actions de coopération internationale. « Quatre points qui restent d’actualité », constate Laurent Petit.
Quelques mois plus tard, en France, Jacques Gonnet et Pierre Vandervoorde1 rédigent un rapport remis au ministre de l’Éducation nationale. « On y trouve cette superbe proposition de créer un centre dédié à l’éducation aux médias, qui va pouvoir proposer des formations aux enseignants », complète Isabelle Féroc Dumez, qui note la réactivité de la France sur ces enjeux.
« Et la première référence à une éducation à l’information se trouve dans un rapport international de 2008 », précise Laurent Petit. Le « I » du sigle « EMI », pour « éducation aux médias et à l’information », utilisé aujourd’hui est donc, à l’échelle française, assez récent.
En parallèle du rôle clé de l’UNESCO, il faut rappeler celui tenu par l’Union Européenne dans la mise en place d’un certain nombre de référentiels communs, bien que des différences culturelles importantes demeurent entre les pays2.
Parmi les multiples pratiques qui peuvent être mobilisées en éducation aux médias et à l’information figurent, entre autres, les approches critiques, dont beaucoup se réclament mais parfois dans des sens assez différents. Il s’agit d’un champ en mouvement où les questions sont d’autant plus vives que l’EMI ne s’est pas, ou du moins pas encore, constituée comme discipline scientifique à part entière, en tout cas pas en France. En effet, les interrogations en matière d’EMI traversent des disciplines universitaires reconnues comme les sciences de l’éducation, les sciences de l’information et de la communication ou la psychologie sociale et cognitive.
« Elle n’est donc pas une discipline en soi, pour le meilleur et pour le pire », plaisante Laurent Petit à propos de cette spécificité française. « Pour le meilleur, car cela permet une ouverture à un champ de possibles que d’autres disciplines peuvent nous envier. Pour le pire, car il y a parfois un déficit de légitimité, en particulier dans le parcours scolaire puisque l’EMI n’est pas une matière comme peuvent l’être dans les cursus scolaires la physique-chimie ou les lettres.»
Pour Renee Hobbs, directrice du Media Education Lab de Chicago, la première notion à mobiliser lorsqu’on cherche à pointer les défis contemporains de l’EMI, est celle d’une littératie qui implique de porter attention aux savoirs, aux savoir-faire et aux dispositions intellectuelles qu’il faut mobiliser pour pratiquer l’EMI. Les enjeux ne sont pas les mêmes selon l’âge, la zone géographique à laquelle on appartient, son milieu d’origine, etc. L’accélération des mutations numériques vient renforcer la difficulté à définir l’EMI. On parle de littératie médiatique ou numérique. « Mais il faut aussi traiter de l’IA, de la littératie des algorithmes », plaide Isabelle Féroc Dumez qui reprend l’expression développée par Renee Hobbs de moving target (« cible mouvante ») pour parler de l’EMI. Les médias évoluent très vite. Or, les systèmes médiatique et éducatif ne suivent pas la même temporalité. « Le système éducatif est plus lent et a une structure imposante, qui fait qu’on le compare parfois à un animal massif, si vous vous souvenez de cette vision un peu métaphorique de l’Éducation nationale », développe-t-elle en référence au fameux « mammouth » que le ministre Claude Allègre voulait « dégraisser ». En revanche, souligne la chercheuse, le CLEMI, à l’intérieur de ce système éducatif, est une structure « légère et agile qui compte une vingtaine de salariés, en 1983 comme aujourd’hui », ce qui lui permet de rebondir, de suivre l’évolution des pratiques des jeunes populations et d’être davantage en phase avec ces évolutions sociétales.
Mais se pose la question des contours précis du champ d’action du CLEMI par rapport à d’autres terrains déjà investis par l’Éducation nationale, comme l’éducation artistique et culturelle qui inclut le cinéma et les séries télévisées (alors même que ces derniers portent des enjeux médiatiques et politiques forts), l’enseignement moral et civique où sont abordées des questions liées aux usages des nouveaux médias et des réseaux sociaux numériques, ou encore l’enseignement de l’informatique appelé aujourd’hui culture numérique.
Dans la mesure où l’on ne peut pas parler de médias sans parler en même temps de numérique, d’Internet ou de citoyenneté, il y a quelque chose à repenser aussi dans la place de l’EMI au sein de l’Éducation nationale. Pour l’heure, les différents enseignements sont pensés de façon assez segmentée, en silos. Ce constat n’est d’ailleurs pas restreint à la France : Renee Hobbs emploie elle aussi cette notion pour désigner le fossé qui se creuse, aux États-Unis notamment, entre éducation, culture et médias. Plus ces silos se renforcent, plus la coopération entre les acteurs institutionnels est essentielle. Renee Hobbs estime aussi qu’il est fondamental non seulement de « faire faire » aux élèves (ce qu’elle appelle la pédagogie du learning by doing) mais aussi d’encourager la mobilisation en classe d’une pluralité d’objets médiatiques – films, séries, voire jeux vidéo ou réseaux sociaux, selon Isabelle Féroc Dumez) – afin d’encourager la curiosité intellectuelle des élèves. Mais en pratique, cette ambition se heurte à certaines réticences.
« Tous les enseignants peuvent faire de l’EMI, c’est une richesse. Et toutes les disciplines peuvent se nourrir de l’EMI », s’enthousiasme Isabelle Féroc Dumez. Cette vision d’une compétence transversale permet à la fois une complémentarité des enseignements et la mise en place de projets interdisciplinaires.
« L’EMI, ce sont avant tout des savoirs théoriques », insiste de son côté le Québécois Normand Landry qui met en garde contre le réflexe de panique morale qui accompagne les nouvelles technologies et l’IA. « Qu’est-ce qui est constitutif de l’EMI dans un pays donné, et quelles sont les problématiques communes avec d’autres pays ? », s’interroge-t-il. Sa réponse : « Les problèmes chez nous sont les mêmes qu’ailleurs en Occident. La principale difficulté est celle de la désarticulation des dimensions constitutives de l’EMI. »
Pour Normand Landry, ceux qui font de l’EMI aujourd’hui traversent une période « de grand danger ». Ce danger, qui vient probablement du succès nouveau que rencontre ce champ, est celui de la récupération par deux catégories d’intérêt. D’une part, il existe un risque de récupération économique, notamment par les grands acteurs des milieux économique et numérique, tels les GAFAM, qui tendent à utiliser l’éducation aux médias pour se déresponsabiliser et rejeter vers l’usager la responsabilité de ses actions, plutôt que d’aller vers une réglementation du secteur industriel. Pour le dire autrement, il semble que ce que propose l’EMI soit utilisé et réutilisé par d’autres acteurs pour préserver leurs propres intérêts. D’autre part, Normand Landry redoute une récupération politique : « Il y a un risque de la part des pouvoirs publics de privilégier des compétences apolitiques, notamment techniques, les compétences de la société du xxi e siècle, de la société du savoir, qui permettront de maintenir un niveau de productivité et de compétitivité au niveau national. » Il y a donc un impératif, dit-il, « à préserver ce cœur de l’EMI basé sur des compétences d’ordre civique, relationnel et un esprit de citoyenneté ».
Normand Landry voit dans la question de l’évaluation des élèves l’un des « maillons faibles » de l’EMI. Il n’existe pas encore de critères précis sur lesquels évaluer les élèves, si bien qu’une discontinuité s’installe entre la conception des programmes scientifiques, les savoirs scientifiques, leur opérationnalisation sur le terrain et leur appropriation par les élèves. Au Canada comme en Europe, il plaide pour que l’articulation entre ces domaines soit renforcée. « C’est essentiel au développement et au rayonnement de la pratique d’éducation aux médias », juge-t-il.
L’importance de pouvoir lister les compétences indispensables pour les élèves et de pouvoir les évaluer pour en garantir l’apprentissage est aussi souligné par Isabelle Féroc Dumez. Cette dernière rappelle que, en France, il a fallu attendre 2006 et le premier socle commun de connaissances et de compétences pour qu’il soit clairement stipulé que les élèves doivent être éduqués aux médias. À partir de 2015 et des attentats qui ont marqué le pays, les dispositifs ont été renforcés. Mais si l’EMI a intégré officiellement l’emploi du temps des élèves, notamment à travers le parcours citoyen, de nombreux angles morts demeurent, à commencer par celui de l’évaluation des compétences en EMI ou en littératie médiatique. Alors que les compétences numériques des élèves sont évaluées avec « Pix », rien n’est prévu pour les compétences associées à l’EMI.
Autre élément clé pour Normand Landry, celui du « flou artistique » des pratiques pédagogiques. Il s’interroge : « Que font les professeurs dans les salles de classe, et pourquoi ? Dans quelles conditions structurelles ? Ont-ils les ressources nécessaires pour accomplir leur mandat ? » Il considère que ce sujet est largement « sous-étudié » au Canada.
Depuis plusieurs années, Amandine Kervella et son équipe de recherche, au laboratoire GERiiCO de l’Université de Lille, mènent des enquêtes de terrain dans la région des Hauts-de-France sur la question des financements des pouvoirs publics octroyés à différentes initiatives d’EMI. Parmi ses terrains actuels : l’École nationale de protection judiciaire de la jeunesse, qui relève du ministère de la Justice et forme les professionnels de la protection judiciaire de la jeunesse, c’est-à-dire celles et ceux qui vont prendre en charge les mineurs qui sont « sous la main de la justice ». Ce terrain permet notamment de voir comment l’EMI, dès lors qu’elle s’inscrit dans le cadre institutionnel qu’est le ministère de la Justice, est tout de suite associée à des dispositifs fléchés de lutte contre la radicalisation. « On passe beaucoup de temps en salles de classes, dans des MJC [maisons des jeunes et de la culture], pour voir comment les professionnels concernés s’emparent de ces politiques publiques prescriptives qui encadrent leurs actions, et comment ils vont faire avec, comment ils vont les contourner, composer avec la réalité pratique qui peut être par exemple des salles de classe sans accès Internet », explique-t-elle.
Pour un autre projet, elle observe un dispositif déployé par la DRAC (direction régionale des affaires culturelles), la « résidence mission à des fins d’éducation aux médias », où des journalistes sont recrutés pour mener des actions d’éducation aux médias. Elle en tire deux principaux constats. D’une part, la montée en puissance des journalistes en tant qu’acteurs de premier plan de l’EMI. « Depuis les attentats de 2015, de plus en plus de dispositifs accordent aux journalistes une place cruciale », insiste-t-elle. Elle observe aussi la volonté de recruter de « vrais » journalistes, c’est-à-dire titulaires de la carte de presse. D’autre part, sur le terrain, la mise en place de nombreux ajustements, car la plupart des journalistes ne sont pas formés pour l’enseignement. Petit à petit, le dispositif évolue vers plus de coopération et une réflexion portée collectivement sur la place du journaliste dans l’EMI, ainsi que sur celle de tous les autres acteurs, au premier rang desquels les enseignants de terrain et le CLEMI.
Alors que les compétences numériques des élèves sont évaluées avec « Pix », rien n’est prévu pour les compétences associées à l’EMI.
Autre enseignement des études de terrain menées par Amandine Kervella : « L’EMI, contrairement à ce qu’on pourrait penser, n’a rien d’apolitique [car] bien qu’il s’agisse là d’un aspect parfois invisibilisé, les trajectoires personnelles et professionnelles des enseignants qui éduquent aux médias et à l’information, leur rapport aux médias et au politique, ont une influence directe et profonde sur leur manière de transmettre », argue-t-elle.
Elle plaide donc pour « une EMI large et faite par des acteurs variés, afin de faire bénéficier aux publics de l’EMI de cette diversité de regards, d’approches, de manières de faire, de sensibilités ».
L’EMI est perçue comme une compétence transversale, à travailler dans toutes les disciplines, mais comme le signalait Normand Landry, professeur à l’université TÉLUQ au Québec, la formation des personnels est l’un des freins à son développement. « Trop peu de temps est consacré à l’EMI, que ce soit en formation initiale ou continue », déplore Isabelle Féroc Dumez. Elle plaide pour que soit mieux prise en compte la formation des professeurs documentalistes en France (pour qui un CAPES dédié existe depuis 1989), car ce sont eux qui, dans une grande majorité des cas, assurent l’éducation aux médias et à l’information. Or, s’ils sont formés pour l’EMI, ils ne disposent pas d’heures dédiées à cela dans l’emploi du temps des élèves.
Amandine Kervella insiste aussi sur le caractère central de la formation des enseignants : « Je constate un décalage fort entre des injonctions à faire de l’EMI : il faut en faire, tout le monde est d’accord – et la réalité que l’on observe dans les dispositifs de formation, où l’EMI est souvent réduite à quelques heures de sensibilisation. Il faudrait que l’EMI soit plus articulée avec la formation continue, quel que soit le domaine de compétence des enseignants. » Le manque de formation commune entraîne un manque de pérennisation des dispositifs d’EMI. Ainsi, les dispositifs au long cours dans les collèges ou les lycées, comme une webradio par exemple, sont liés à la volonté d’un enseignant. « Quand ce dernier s’en va, le dispositif disparaît avec lui », regrette-t-elle.
Si le système éducatif français est très centralisé, force est de reconnaître une hétérogénéité des pratiques sur le territoire. « On ne se préoccupe pas de l’EMI de la même façon dans les différentes académies sur l’ensemble du territoire », admet Isabelle Féroc Dumez. Cependant, depuis un an, un réseau de cellules académiques pilotées sur le terrain par des référents académiques en EMI (RAEMI) et au niveau national par le CLEMI et la direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) a été mis en place. Dans toutes les académies, les coordinateurs du CLEMI œuvrent à la mise en place de plans de formation et mobilisent des équipes de formateurs. À cela s’ajoute encore un plan national de formation (PNF) à destination des cadres et d’autres personnels de l’Éducation nationale, tels que des inspecteurs, des conseillers pédagogiques et bien sûr des personnels de direction.
1) Jacques Gonnet et Pierre Vandevoorde, Introduction des moyens d’information dans l’enseignement, Rapport rédigé pour le ministère de l’Éducation nationale, avril 1982.
2) Pour aller plus loin, voir les travaux de Sabine Bosler sur la comparaison entre les approches françaises et allemandes en matière d’EMI, ainsi que Marlène Loicq sur la comparaison entre les cas français, australien et québécois.