L'événement « L’éducation aux médias et à l’information sur tous les fronts », organisé par le CLEMI le 3 avril 2023 en Sorbonne à Paris, a réuni des chercheurs, acteurs de la société civile, de l’information, des médias, du politique et de l’éducation autour de conférences et tables-rondes.
Issu de cet événement, cet article se propose de lister huit défis auxquels sont confrontés aussi bien les élèves que les formateurs et enseignants, et aborde des pistes pour y remédier.
Par Arnaud Mercier, Professeur des Universités, Université Panthéon-Assas, IFP – laboratoire CARISM
Avec Internet et les réseaux sociaux numériques, nous faisons face à une extension de l’accès à la parole publique : les paroles individuelles circulent davantage et sont plus visibles qu’avant. Ce phénomène fait contraste avec la parole médiatique qui est caractérisée par un processus de filtrage exercé par les journalistes. De ce point de vue, il s’agit d’une victoire démocratique. Mais cela implique que certains usent de cette opportunité pour mettre en avant une parole polémique et extrémiste, utilisant ces réseaux comme un contre-espace public pour s’exprimer sans filtre alors que l’accès à l’espace public médiatique leur est bouché. Le résultat est que le pire côtoie le meilleur, qu’il est difficile de séparer le bon grain de l’ivraie. Le premier défi pour les formateurs en EMI est donc de faire admettre la nécessité de cette opération de tri, d’autant plus nécessaire que cette démocratisation de l’accès à la parole publique a pour corollaire de produire une surcharge d’information (infobésité). Dès lors, il faut que les internautes, lorsqu’ils s’informent, adoptent eux aussi une position de gatekeeper, et fassent ce travail qui jusqu’alors incombaient aux journalistes seuls : hiérarchiser l’information, distinguer le vrai du faux, vérifier les sources, se sentir responsable de ce qu’on diffuse vers autrui, vers ses amis, etc.
Selon un sondage franceinfo (2019) les jeunes semblent très sensibles aux théories du complots par rapport à d'autres catégories d’âge. L'EMI est d'autant plus nécessaire pour cette population.
Selon le chercheur et philosophe Yves Citton, « l'économie de l’attention » est une économie dans laquelle le temps d’attention des consommateurs est une ressource précieuse et monétisable par les multinationales du numérique. C’est le « temps de cerveau disponible » dont parlait déjà le dirigeant de TF1. Aujourd'hui, les comportements attentionnels génèrent non seulement de la vente publicitaire mais également de la captation de données, monétisables à leur tour. L'économie de l'attention est ainsi à mettre cœur de l'EMI car chaque élève doit pouvoir, selon Yves Citton, apprendre à « gérer ses ressources attentionnelles ».
Yves Citton (dir.), L’Économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme, Paris, Éditions de la Découverte, 2014.
La circulation de l’information dans l’espace public suppose donc de faire confiance aux journalistes à qui l’on délègue le principe de tri et de contextualisation de l’information. Or, ce principe vole en éclats avec l’extension de l’accès à la parole publique et le développement de l’infobésité. On assiste ainsi à une désintermédiation journalistique, au sens d’un affaiblissement de la hiérarchisation de l’information et d’une dislocation dans la chaîne de fabrication de celle-ci, le tiers de confiance qu’est le journaliste étant contesté. Désormais, des individus peuvent se croire et se prétendre journalistes sans avoir tous les bagages techniques et déontologiques. La question est alors de savoir reconnaître ce qu’ils produisent, même quand les standards de présentation habituelle de l’information semblent respectés : de l’information, des connaissances, des opinions ? Quel est le principe de confiance sur lequel peut reposer la qualité de « l’information » dans ce contexte ? Il faut alors faire prendre conscience aux élèves sur quels a priori, sur quels préjugés reposent leur confiance dans un texte ou un auteur : est-ce parce que c’est un ami, un membre de la famille ; est-ce parce qu’ils lisent leur est agréable à entendre ; est-ce juste parce que cela conforte leur opinion acquise ?
En EMI cette désintermédiation implique selon Anne Cordier, professeure des Universités, qu’il faille apprendre aux élèves à être vigilant : « Il est impérieux de contrer, par une documentation la plus fine possible des pratiques informationnelles sous toutes leurs formes et dans toutes les sphères de déploiements envisageables, la rhétorique particulièrement active aujourd’hui de la désintermédiation » (Ihadjadene, Chaudiron, 2009 ; Cordier, Liquète, 2018), tout autant que celle de la dématérialisation (Jeanneret, 2011/2000, 2004 ; Saemmer, 2015), visant à présenter les techniques d’information à la fois comme omnipotentes et neutres. Les chercheuses et chercheurs engagé-e-s dans un tel projet scientifique se trouvent ici confronté-e-s à la difficulté d’être entendu-e-s ». Cela signifie que les mécanismes par lesquels la désintermédiation est définie, comme la suppression des intermédiaires humains, agit comme un puissant moteur d’évolution culturelle, en particulier dans le domaine de l’éducation. Selon François Cerisier, l’acculturation numérique passe par un caractère à la fois idéologique et utopique des discours sur la désintermédiation. Son analyse succincte d’un cas (les agences de presse dans le contexte de désintermédiation de l’industrie de l’information) permet de montrer que la désintermédiation ne conduit pas systématiquement à la suppression des intermédiaires, mais à leur réorganisation et à un rôle accru dévolu à l’instrumentation numérique.
Anne Cordier, « Médiatiser la recherche en SIC sur le numérique et en éducation », Revue Française en SIC, n° 20, 2020.
Si la critique de la presse n’est pas un phénomène nouveau1, avec des accusations liées au fonctionnement de la presse en générale ou à la ligne éditoriale de telle ou telle rédaction, ce qui l’est aujourd’hui, c’est la transformation des modes d’accès à l’information, qui induit la confusion entre les sources journalistiques. À force d’accéder aux articles uniquement à travers les réseaux socio-numériques, les utilisateurs n’ont pas toujours conscience des lignes éditoriales des pages des journaux sur lesquelles ils atterrissent. Cela induit parfois des erreurs d’appréciation sur le sens réel de la démonstration produite dans tel ou tel article, prenant pour un soutien ce qui est en réalité une critique, ne percevant pas bien l’ironie du propos, etc. Il faut donc toujours garder à l’esprit la nécessité de se renseigner sur la ligne éditoriale d’un média, et c’est une des missions de l’EMI.
Selon Thierry Ripoll, psychologue et philosophe, « Les chercheurs ont mis en évidence que le stress, le sentiment de perte de contrôle et de perte de sens constituaient le carburant de base des croyances infondées et donc du complotisme.
Au niveau individuel, cela est très clair. Ce sont les individus qui se perçoivent le plus comme des victimes de la société, en termes de reconnaissance professionnelle ou en termes d’emploi par exemple, qui développent le plus de croyances complotistes. Ces dernières permettent alors d’identifier le responsable fantasmé de leurs difficultés et, ce faisant, d’atténuer une partie du malaise ressenti. L’autre élément sociétal déterminant est celui de la dérégulation du marché de l’information associé à une défiance grandissante vis-à-vis de l’information issue des représentants réels ou fantasmés du pouvoir.
Dans Fabriquer un consentement, Herman et Chomsky ont montré qu’il était impossible pour un citoyen lambda, disposant de ressources cognitives nécessairement limitées et d’un temps non extensible, de parvenir à porter un jugement éclairé sur les informations circulant sur Internet ou diffusées par les médias. De fait, nous connaissons et nous croyons principalement par procuration.
La confiance dans la transmission verticale de l’information, celle faisant intervenir des autorités morales reconnues, s’est effritée, au profit d’une confiance dans la transmission horizontale de l’information, celle faisant intervenir les citoyens lambda dont on ne peut suspecter, a priori, qu’ils sont partie prenante du système et du pouvoir. Un tel phénomène conduit à substituer la logique du témoignage à la logique de la preuve et de la démonstration. Non seulement le savoir et la connaissance vont céder leur place à la croyance et à l’opinion, mais le caractère relatif et contestable de toute connaissance devient comme une marque suprême de la pensée alternative, contestatrice, ouverte et démocratique : celle qui échappe au “système” comme concept fourre-tout représentant le pouvoir en place. »
Pour en savoir plus quelques données chiffrées datant de 2019 de France Info sur les théories du complot les plus partagées et sur le profil des personnes qui y adhèrent.
Le quatrième défi est celui des fake news (fausses informations), dont la production et la dissémination est facilitée par le système socio-numérique. D’autant plus que la plupart de celles et ceux qui produisent des fake news imitent, en apparence le style et les normes journalistiques. En ne connaissant pas toujours la source de l’information qu’ils likent (aiment), partagent ou relaient, les internautes peuvent contribuer à la propagation de fausses informations, sans s’en rendre compte. Les fake news sont liées en ce sens à l’économie de l’attention. La réponse proposée par les médias traditionnels est de renforcer le fact checking (action de vérifier des informations). Pourtant, le fact checking n’est peut-être pas le cœur de la solution : la plupart des gens qui vont lire du fact checking sont souvent déjà convaincus de la véracité ou non de l’information concernée. Ce qu’ils viennent chercher, c’est la démonstration par un journaliste de la manipulation. Néanmoins le fact checking reste utile si on le considère que les lecteurs intéressés et sincères deviendront des relais d’opinion auprès de leur entourage. Ce relais est par exemple celui que constituent les enseignants et formateurs lorsqu’ils lisent « Les décodeurs » ou « Check News », pour ensuite engager du débat en classe. Néanmoins, il faut admettre que le fact checking n’a pas d’impact direct sur celles et ceux qui sont prompts à se laisser convaincre par des fausses informations, d’autant plus que celles-ci sont conformes à leur idéologie.
L’agence AFP est une des trois grandes agences mondiales d’information, et la seule européenne, dont la mission est d’assurer une couverture rapide, complète, impartiale et vérifiée de l’actualité comme des thèmes qui façonnent notre quotidien. Elle propose aux médias un service de fact cheking afin de lutter contre la désinformation qui exige « une vérification approfondie et une diffusion immédiate ».
Selon Laurent Bigot, chercheur en sciences de l’information et de la communication, le fact cheking est une pratique proprement journalistique qui a beaucoup évolué avec l’arrivée des réseaux sociaux. Des « Décodeurs » du Monde au « Désintox » de Libération, de « L’œil du 20 heures » de France 2 au « Vrai du Faux » de France Info, toutes les évocations actuelles du fact checking – en France comme ailleurs dans le monde – sont fondées sur l’observation de pratiques journalistiques relativement récentes, qui consistent à vérifier la véracité de propos tenus par des responsables politiques ou d’autres personnalités publiques. Mais il ne s’agit là que de l’avatar « moderne » du fact checking, né outre-Atlantique avec les PolitiFact.com et FactCheck.org, pour ne citer qu’eux. En France (comme aux États-Unis d’ailleurs), les médias n’envisagent plus vraiment de mettre en œuvre le fact checking des origines, né à la création de Time en 1923, et fondé sur la vérification exhaustive et systématique des contenus journalistiques avant parution. Cette réinvention du fact checking semble devoir s’expliquer par des raisons à la fois historiques, éditoriales et économiques.
Laurent Bigot, « Le fact checking ou la réinvention d’une pratique de vérification », Communication & langages, 2017/2 (N° 192), p. 131-156.
S’il ne faut pas tomber dans le déterminisme technologique, on constate toutefois que certains processus techniques, comme l’absence d’interaction visuelle directe via le visage, favorisent l’émergence d’une parole agressive et violente sur les réseaux sociaux . Caché derrière l’anonymat et en l’absence d’une confrontation au regard de l’autre, il est plus simple de s’acharner sur un individu, de le harceler, comme le montrent les travaux de Bérengère Stassin . Il y a donc un travail à poursuivre auprès des élèves et des étudiants sur les manières éthiques de débattre sans attaquer, afin de ne pas confondre échanges argumentés avec polémiques.
Le complotisme est associé à une lecture antisystème du monde. Derrière la prolifération de thèses conspirationnistes, il y a une prise de position politique qui consiste à dire : « Je récuse un certain nombre de prises de positions qui m’ont l’air d’être officielles, qui seraient défendues par “le Système” ». Dès lors, il n’est pas pertinent de combattre celles et ceux qui croient à des théories du complot en se contentant de les traiter d’imbéciles et en les méprisant, même quand la science vous donne raison. Dans le complotisme, on trouve souvent une prise de position contre le gouvernement, contre les journalistes, contre les forces du savoir de façon générale, que nous représentons d’ailleurs aussi en tant qu’enseignants. Pour contrer ces théories en face à face, il ne faut pas tant attaquer les sujets frontalement qu’utiliser des stratégies de contournement pour que les personnes se rendent compte d’elles-mêmes des limites de leur raisonnement, en les poussant à développer jusqu’au bout les conséquences de leur démonstration, jusqu’à leur faire toucher du doigt des incohérences, des invraisemblances. Comme dans l’aïkido, il faut utiliser l’énergie de l’adversaire pour la retourner contre lui.
En conséquence des défis évoqués, nous sommes témoins d’une critique vis-à-vis de la presse et des journalistes, parfois extrêmement agressive, pouvant aller jusqu’à l’intimidation physique4. Il y a donc une confiance à reconstruire, à l’égard des journalistes individuellement, et à l’égard de la profession journalistique d’une façon plus générale : c’est justement cela que l’EMI permet de mettre en œuvre. Les journalistes en ont bien conscience et pour retisser les liens de cette confiance, ils se déplacent volontiers dans les classes, participent aux journées de la presse, etc. De même, les médias acceptent de plus en plus de mettre au jour les coulisses de la fabrication de l’information : publication de leurs « boîtes noires », rencontres avec le public, visites de la rédaction… Une piste de travail que propose aussi l’ONG « Reporters sans Frontières », est d’établir une norme ou un label, comme il y en a dans les secteurs sanitaire, alimentaire ou immobilier, afin de donner au public des points de repère, gages de crédibilité. Suivre cette norme implique de respecter un certain nombre de principes, ce qui permettrait d’obtenir un label de qualité. Il s’agit de rétablir de la confiance dans le journalisme, non en contrôlant ce que disent les journalistes, mais en garantissant la manière dont ils produisent l’information, ce qui recrée de la distinction avec le tout-venant des amateurs.
1) Claire Blandin, 2019, « Les trois visages de la détestation des journalistes », Revue des médias, INA.
2) Pour aller plus loin, voir notamment Arnaud Mercier, « L’ensauvagement du web », The Conversation, avril 2018 (dernière consultation le 16 septembre 2023).
3) Bérengère Stassin, Cyberharcèlement – Sortir de la violence, à l’école et sur les écrans, Caen, C&F Éditions, 2019.
4) Pour aller plus loin, Arnaud Mercier, « Pourquoi cette haine des médias chez certains Gilets jaunes ? », La revue des médias, novembre 2019 (dernière consultation le 16 septembre 2023).