Du bleu pour les garçons, et du rose pour les filles. Si on retrouve cette répartition des couleurs dans les rayons de jouets pour enfants aujourd’hui, cela n’a pas toujours été le cas. Dans leur livre intitulé Le Rose et le Bleu. La fabrique du féminin et du masculin (Belin, 2015), deux historiennes, Scarlett Beauvalet-Boutouyrie et Emmanuelle Berthiaud, ont retrouvé les origines de ce stéréotype.
Si l’on remonte au début de l’époque moderne (période que l’on situe entre la fin du Moyen-Âge et la Révolution française), on constate que le bleu n’était pas l’apanage des garçons, et le rose celui des filles, mais plutôt l’inverse. Par exemple, dans ce tableau de Philippe de Champaigne, Les enfants de Habert de Montmor (1649), la fille, au centre, est vêtue de bleu. A droite, deux garçons sont en rose.
A l’époque moderne, dans les territoires de la Chrétienté, le bleu était associé aux filles car c’était la couleur de la Vierge. Par défaut, le rose était alors la couleur des garçons. De nombreux tableaux de cette époque montrent cette association fréquente (malgré quelques exceptions dans des peintures de l’époque moderne).
Les deux historiennes rappellent d’ailleurs que garçons et filles portaient des robes, et ce pour des questions de propreté. Jusqu’à l’âge de 4-5 ans, il y avait peu de différences éducatives entre les garçons et les filles. On sait par exemple, grâce aux écrits de son médecin Jean Héroard, que Louis XIII, dans son enfance, aimait bien jouer à la dinette et à la poupée.
Le renversement des couleurs intervient progressivement, notamment au temps de la Réforme protestante, au XVIe siècle. C’est un changement graduel, qui peut difficilement être précisément daté, mais l’usage du rouge dans l’habillement masculin va commencer à être dévalorisé, car c’est la couleur des papistes. Dans les régions et les pays protestants, la couleur rouge disparaît progressivement au profit du bleu dans les codes vestimentaires masculins. Alors que le rouge, qui symbolise de plus en plus la vie, l’amour, va davantage être porté par les femmes, notamment dans les milieux catholiques. Mais cette évolution est très lente, et, au départ, ne touche pas particulièrement les enfants.
C’est au XIXe siècle que le changement s’opère. Celui-ci s’explique notamment par le développement de la chimie. “On va créer des colorants de synthèse qui vont permettre de multiplier la palette des couleurs, et notamment créer des couleurs pastel. Le bleu ciel pâle va être réservé au garçon, le rose pâle aux filles. C’est d’abord un code couleur qui est adopté par les familles bourgeoises à la fin du XIXe siècle. Et il ne va s’imposer dans d’autres milieux qu’entre les deux guerres, grâce au marketing naissant et à la presse spécialisée”, explique Emmanuelle Berthiaud lors d’une conférence à l’Université populaire d’Arcueil.
Du bleu et du rose dans l’univers du jouet
Si la répartition genrée des couleurs bleu/rose que l’on connaît aujourd’hui s’ancre progressivement à la fin du XIXe siècle sur le plan vestimentaire, la transposition des distinctions genrées dans l’univers du jouet est beaucoup plus récente, selon plusieurs études. Par exemple, la sociologue Elizabeth Sweet a analysé plus de 7000 jouets présents dans les catalogues du géant américain de la distribution, Sears, sur un siècle. Il ressort de son analyse que les jouets anciens reproduisaient les rôles traditionnels de l’homme et de la femme au sein du foyer (la ménagère pour les filles, le bricoleur pour les garçons) et que progressivement, la figure de la ménagère a laissé la place à la princesse pour les filles, et le bricoleur a été supplanté par la figure du super héros pour les garçons. Mais cette évolution n’a pas été linéaire. Les jouets genrés ont décliné dans les années 1970 à la faveur du développement des mouvements féministes. D’après la sociologue, seuls 2% des jouets présents dans le catalogue Sears de 1975 sont classés en fonction du sexe.
A partir de la fin des années 1980, le mouvement s’inverse : les jouets genrés remplacent progressivement les jouets mixtes. Un mouvement qui s’accélère dans les années 1990, selon Mona Zegaï, docteure en sociologie spécialiste du genre. Alors que les jouets étaient jusque là classés par type dans les catalogues, les pages bleues et roses se généralisent. “Si, en 1988, une publicité Leclerc mettait ainsi en scène un garçonnet et une fillette en plein ménage, affublés d’un tablier, affirmant que « tout faire à deux, c’est mieux », les réclames des années 90 séparent les univers, notamment dans les jeux dits d’«imitation» des schémas familiaux”, indique Télérama dans une enquête sur les stéréotypes sexistes.
Cette séparation des deux univers répond évidemment à des logiques marketing : en imposant le code couleur bleu/rose pour chaque jouet, les industriels du secteur s’assurent d’augmenter les ventes. Des objets comme le vélo ou la trottinette, qui pouvaient passer du frère à la soeur, sont désormais genrés et incitent les familles à en prendre deux : le bleu pour le garçon, le rose pour la fille.
Cette logique commerciale s’étend désormais à des gammes de jouets jusque là épargnées, soi-disant pour mieux cibler le public. En 2012, la marque danoise Lego a ainsi lancé sa gamme “Lego Friends” à destination des filles. “La nouvelle-née, qui se décline dans des tons violets et emmène ses personnages à la piscine, au Cupcake café, à l’hôpital ou encore au supermarché, est immédiatement un succès commercial auprès des petites filles”, constate Le Monde.
Sous-couvert d’objectifs marketing, cette partition de l’univers du jeu renforce les stéréotypes sexistes. En septembre 2019, une charte destinée à promouvoir la mixité dans le secteur du jouet a été signée au ministère de l’Economie par les industriels du secteur. Regroupés au sein de Fédération française des industries jouet/puériculture (FJP), ces industriels se sont engagés à faire des efforts “mesurables” pour limiter la non-mixité des jouets en changeant le code couleur ou en apposant un “label pour tous”. Une charte non contraignante, mais qui souligne une certaine volonté de sortir des stéréotypes.
Sébastien Rochat, responsable du pôle Studio du CLEMI