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Synthèse de la table-ronde du 3 avril 2023 en Sorbonne à Paris, dans le cadre de l'événement « L’éducation aux médias et à l’information sur tous les fronts », organisé par le CLEMI.

Avec

Olivier Aïm, Maître de conférences, Sorbonne Université, laboratoire GRIPIC
Anne Cordier, Professeure des Universités, Université de Lorraine, laboratoire CREM
Cécile De Joie, Professeure d’histoire-géographie, coordonnatrice CLEMI Dijon, référente académique EMI
Anne Alombert, Maîtresse de conférences, Université Paris 8, Conseil national du numérique
Yonty Friesem, Professeur de médias civiques au Columbia College, Chicago et co-directeur du laboratoire d’éducation aux médias
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Modération : Pauline Escande-Gauquié, Maîtresse de conférences HDR, Sorbonne Université CELSA, laboratoire GRIPIC


Des régimes d’attention aux régimes de surveillance

Les différents régimes d’attention

« Il n’y a pas un, mais des régimes d’attention », rappelle Pauline Escande-Gauquié.

  • L’attention autour des métriques permet de classer l’information par la popularité, l’autorité, la réputation, la prédiction pour évaluer l’attention des individus.
  • L’attention en terme sociologique évalue l’exploitation politique ou commerciale de l’attention par les interactions des individus et les relations interpersonnelles.
  • L’attention sous le régime de la cognition renvoie aux habitudes et aux circuits de récompense établis par les biais cognitifs (régime de la récompense sur les réseaux sociaux par les likes par exemple).
  • La captologie est liée au design des dispositifs, comme dans les séries télévisées ou les jeux vidéo.
  • La captation de l’attention par la persuasion rhétorique concerne notamment les domaines du marketing ou de la publicité.
  • L’attention liée à l’économie comportementale peut être utilisée pour orienter subtilement le comportement d’un individu, comme avec les nudges, « coup de coude » en anglais (ou « coup de pouce » en français) qui sont des petits gestes qu’on fait pour inciter quelqu’un à faire attention à ce qu’il va dire ou faire (par exemple des lignes blanches tracées au sol pour maintenir une distance physique entre les individus).
  • Enfin, l’attention par la trace est liée à la logique de la surveillance des individus.

La surveillance rassurante

La chercheuse Anne Cordier a mené des enquêtes de terrain avec d’autres chercheurs (sociologues, psychologues en développement) auprès d’un public d’enfants et d’adolescents1 pour interroger leur rapport aux écrans. Son travail pointe le rôle central joué par la famille et les parents qu’on a tendance à minimiser. Or, les parents ont besoin eux aussi d’un accompagnement dans l’éducation aux médias de leurs enfants. « Il faut déconstruire le mythe selon lequel les enfants seraient seuls face à leurs écrans », insiste-t-elle. Certes, ces objets et ces industries culturelles favorisent l’individualisation des activités, mais ce n’est pas nouveau. On se posait les mêmes questions éducatives lorsque la télévision est entrée dans les chambres des enfants. Lorsqu’on observe la façon dont se régule l’usage des objets connectés dans les familles, on constate différentes possibilités d’intervention. Cela va de l’interdiction au contrôle par des moyens techniques en passant par la surveillance (au sens d’une vérification du temps passé devant les écrans) et par l’accompagnement, qui est en fait une sorte de surveillance en confiance, une forme de contractualisation éducative.

Anne Cordier démontre également l’importance de cet accompagnement, qui permet aux parents d’échanger avec leurs enfants, de partager une expérience comme celle de jouer aux jeux vidéo. Il s’agit d’un accompagnement en confiance, qui permet la régulation la plus conscientisée possible. On pourrait s’offusquer de savoir qu’un enfant de 6-7 ans joue aux jeux vidéo. Mieux vaut saluer le fait qu’il joue avec un parent dans un cadre autorisé, un espace « safe » (sûr), d’une manière qui permet aussi aux parents de mieux comprendre les usages de l’enfant.

L’économie de l’attention est aussi une économie de la visibilité. Cela pose une question politique : qui a le pouvoir de rendre visible ou au contraire d’invisibiliser ?

Le capitalisme de surveillance

Cet accompagnement est à distinguer de la surveillance, qui revêt un sens politique beaucoup plus fort. C’est l’objet des travaux d’Olivier Aïm2, chercheur en information-communication, qui se place dans la continuité des surveillance studies, un mouvement qui date d’une vingtaine d’années et est marqué par l’influence de Michel Foucault. Les surveillance studies partent d’un projet très politique lié à l’économie de la visibilité et mobilisent des notions telles que « visible », « invisible », « opaque », « opacification », « invisibilisation », « bataille de l’attention ». L’économie de l’attention est aussi une économie de la visibilité. Cela pose une question politique : qui a le pouvoir de rendre visible ou au contraire d’invisibiliser ? Ces réflexions ont mené au succès de la notion de « capitalisme de surveillance » élaborée par Shoshana Zuboff3 et utile pour étudier le fonctionnement et l’économie des plateformes, les GAFAM, et les logiques de captation, puis de capitalisation de l’attention qui les caractérisent. Shoshana Zuboff montre ainsi que l’économie de la visibilité est devenue un élément de culture partagée : « Big Brother = Big Other ».

Un capitalisme de surveillance
Extrait de l’entretien de Shoshana Zuboff, Le Monde diplomatique, janvier 2019
Pour la chercheuse américaine Shoshana Zuboff, les GAFAM ne se contentent plus « d’extraire des données comportementales afin d’améliorer les services. Il s’agit désormais de lire dans les pensées des utilisateurs afin de faire correspondre des publicités avec leurs intérêts. Lesquels seront déduits des traces collatérales de leur comportement en ligne. La collecte de nouveaux jeux de données appelés “profil utilisateur” (de l’anglais user profile information) va considérablement améliorer la précision de ces prédictions. »
« Cet impératif d’extraction permet de réaliser des économies d’échelle qui procurent un avantage concurrentiel unique au monde sur un marché où les pronostics sur les comportements individuels représentent une valeur qui s’achète et se vend. […] Nous ne sommes plus les sujets de la réalisation de la valeur. Nous ne sommes pas non plus, comme d’aucuns l’ont affirmé, le “produit” que vend Google. Nous sommes les objets dont la matière est extraite, expropriée, puis injectée dans les usines d’intelligence artificielle de Google qui fabriquent les produits prédictifs vendus aux clients réels : les entreprises qui paient pour jouer sur les nouveaux marchés comportementaux. »
« Pour obtenir des prédictions comportementales très précises et donc très lucratives, il faut sonder nos particularités les plus intimes. Ces opérations d’approvisionnement visent notre personnalité, nos humeurs, nos émotions, nos mensonges et nos fragilités. Tous les niveaux de notre vie personnelle sont automatiquement captés et comprimés en un flux de données à destination des chaînes de montage qui produisent de la certitude. Accomplie sous couvert de “personnalisation”, une bonne part de ce travail consiste en une extraction intrusive des aspects les plus intimes de notre quotidien. »


L’omniprésente surveillance

Ces questions de surveillance sont omniprésentes dans la culture contemporaine. De nombreuses séries télévisées, prisées par les adolescents, en témoignent, comme You (diffusée depuis 2018), qui décrit un homme obsédé par une jeune femme. Ce dernier va imaginer des dispositifs pour l’épier puis la séduire.

De nouveaux travaux français en sociologie montrent à quel point les outils numériques favorisent des logiques de surveillance dans la relation parentale ou entre pairs, avec la géolocalisation par exemple. Pouvoir suivre ses enfants ou ses amis à travers les écrans engendre de nouveaux comportements. Les travaux de Yann Bruna sur Snapchat ont ainsi montré que l’utilisation de la SnapMap, un outil de l’application qui permet de situer en temps réel les déplacements de ses amis, s’est considérablement développée. Une culture d’écrans s’est installée, avec une kyrielle de pratiques telles que le monitoring (surveillance), le checking watching (vérification), le stalking (le fait de traquer) ou encore le screening, soit le fait de prendre des captures d’écran sur son téléphone pour garder des preuves, des traces. Autant de pratiques qui se développent et sur lesquelles il y a une éducation à constituer, et qui prouvent que les enjeux médiatiques deviennent de plus en plus des enjeux de surveillance et de visibilité.

Des défis nouveaux pour l’EMI

La surveillabilité numérique

Les chercheuses danah boyd ou Alice E. Marwick ont mené des études ethnographiques sur les pratiques numériques des adolescents. « Elles ont été les premières à montrer que cette panique morale et médiatique sur la fin de la vie privée et la supposée perte de maîtrise des jeunes générations dans leur rapport à l’intimité et leur surexposition sur les réseaux sociaux étaient déplacée », expose Olivier Aïm. « Au contraire, les adolescents témoignent d’une hyper-attention à ces enjeux ».

Il ne faut cependant pas non plus tomber dans un techno-romantisme qui consisterait à euphoriser ces pratiques, nuance-t-il. On observe une certaine maîtrise des adolescents, qui savent faire preuve d’anticipation. Cette notion d’anticipation est aussi capitale que celle de vigilance. « Walter Benjamin parlait de reproductibilité technique. Il semble que nous sommes aujourd’hui dans l’époque de la surveillabilité numérique », avance Olivier Aïm. De la même manière que la reproductibilité définissait, pour Walter Benjamin, l’âge technique, l’époque contemporaine semble caractérisée par les stratégies que développent les individus concernant les images qu’ils peuvent produire et donner à voir, les traces de soi laissées derrière eux. Il n’y a désormais plus d’espaces innocents : les individus sont en permanence enregistrés, et il est primordial d’en avoir conscience. Un enseignement pourrait ainsi être proposé sur les manières dont on se rend visible dans certains espaces, il faut acquérir une réflexivité sur ce type de pratiques.

La schizophrénie numérique

Anne Alombert, universitaire et membre du Conseil national du numérique, s’intéresse aux conséquences directes des technologies numériques sur nos comportements et notre environnement social. Elle développe le concept de schizophrénie numérique4 à partir de sa lecture du philosophe Günther Anders, qui parlait de schizophrénie artificiellement produite, faisant référence à la démultiplication des dispositifs médiatiques qui entraîne une forme de dispersion et de dislocation des esprits individuels. En se trouvant à plusieurs endroits en même temps, on finit par ne plus savoir où on est. En 1956, Günther Anders écrivait L’Obsolescence de l’homme en évoquant la télévision et la radio. Le numérique a démultiplié ces effets de dispersion attentionnelle qui entraînent toutes sortes de problèmes : infobésité, surcharge informationnelle, technostress…

« Ces évolutions médiatiques transforment les intériorités psychiques, les rapports à l’espace et au temps, les manières de se souvenir, de percevoir, d’imaginer », conclut Anne Alombert. Les médias numériques transforment nos manières de lire, d’écrire, et bientôt de parler avec le perfectionnement des assistants vocaux. Les technologies ne sont pas seulement des outils dont les individus seraient les maîtres ; ils constituent aussi des milieux mentaux, des supports de mémoire, des milieux dans lesquels circulent informations, savoirs, symboles, images, textes. Plus ils sont utilisés, plus ces outils transforment leurs utilisateurs. Quand ils appartiennent à des acteurs économiques très puissants qui en définissent les designs, ils définissent aussi, d’une certaine manière, le « design » du cerveau humain et peuvent influer sur les manières dont on peut rêver, se projeter dans l’avenir ou se souvenir du passé. Autant de sujets qu’il est primordial d’aborder à l’école qui a pour fonction de former les attentions.

Des stratégies de vigilance aux alternatives pédagogiques

Éduquer aux données numériques et aux data

« L’éducation aux médias et l’information doit désormais aussi être une éducation aux données numériques et à la data, afin d’apprendre aux élèves comment fonctionnent la captologie et l’économie de l’attention », défend Cécile De Joie, coordonnatrice CLEMI dans l'académie de Dijon. Expliquer comment les plateformes récupèrent les données personnelles pour les revendre peut se faire à tous les âges. De nombreuses activités permettent d’évoquer le sujet des données personnelles en classe et d’aborder les alternatives aux GAFAM. Il faut expliquer ce qu’est l’open data, comment on peut collecter des données pour ensuite les mettre en ligne et à disposition de tous. L’outil OpenStreetMap permet ainsi de travailler la géographie tout en faisant découvrir d’autres manières de valoriser des données, d’en faire un bien commun, et non de les réserver à un usage mercantile.

Créer des ponts entre les disciplines

Cécile De Joie donne des exemples pour aborder avec les élèves la société de la surveillance et les risques pour la démocratie. En éducation civique ou en géographie, le débat peut être décentré sur l’intelligence artificielle et décroché de l’actualité. On peut travailler sur le modèle des Smart Cities, les villes intelligentes qui deviendront peut-être plus écologiques grâce à l’intelligence artificielle qui permettra de faire des économies d’eau et de mieux habiter la ville, tout en engendrant aussi la reconnaissance faciale et donc la surveillance généralisée. Dans le programme de spécialité « histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques » en Terminale, figure un volet sur la cybersécurité.

De nombreux débats peuvent être initiés au lycée, mais les enseignants n’ont pas toujours conscience des ponts qu’ils peuvent établir entre le programme de leur discipline et l’éducation aux médias. C’est précisément le rôle du CLEMI d’offrir des formations en ce sens, en proposant par exemple des formations centrées sur les données, comme il en existe depuis deux ans dans l’académie de Dijon. De telles formations permettent à des professeurs de différentes disciplines, notamment de mathématiques ou de technologie qui jusqu’à présent ont pu se sentir désinvestis de ces questions
d’EMI, de se mobiliser et de traiter des sujets auxquels ils n’auraient pas forcément pensé.

Présenter les alternatives

Le Conseil national du numérique auquel Anne Alombert contribue depuis deux ans étudie la manière dont le numérique transforme la circulation des savoirs et des fausses informations. Ces travaux sont disponibles en ligne ou en format papier. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) a tenté d’identifier des leviers en termes d’éducation même si l’éducation ne peut à elle seule tout régler. « Il faut montrer aux jeunes générations que le numérique ne se limite pas aux GAFAM et à l’économie de l’attention, et les sensibiliser à des logiciels libres, comme PeerTube », explique Anne Alombert. Cette alternative à YouTube présente des fonctionnalités techniques intéressantes quant à la recommandation automatique de contenus. Alors que YouTube, comme d’autres plateformes, est basé sur un système de suggestion automatique, qui fait que l’on se retrouve rapidement confrontés à toutes sortes de contenus, sans trop savoir d’où ils viennent ni qui nous les recommande, d’autres plateformes, comme PeerTube, privilégient des recommandations contributives et collaboratives où les recommandations sont issues d’autres usagers et non des algorithmes. De nombreux projets numériques alternatifs du même type méritent d’être mis en valeur. Les rapports de la CNIL insistent sur l’existence de ces plateformes et outils numériques où les individus peuvent réfléchir et délibérer.

Anne Cordier qualifie sa recherche « d’écologique ». En observant des classes d’EMI dans différents établissements scolaires, elle a constaté que les modèles alternatifs proposés aux élèves viennent toujours d’enseignants ayant un engagement militant sur la question. Des labels permettent de généraliser et de pérenniser l’utilisation des « commons », des ressources partagées, gérées et maintenues collectivement par une communauté, et en accès libre. « Libre » ne signifie pas gratuit mais sous-tend tout un modèle politique, économique, culturel dont les élèves n’ont pas toujours conscience.

« Ces alternatives aux GAFAM, ce n’est pas qu’une question d’outils. On ne passe pas d’une plateforme à une autre comme on change de paires de chaussures, c’est une démarche éminemment politique », analyse Anne Cordier. Lorsqu’un enseignant utilise les « communs » en classe, il va leur en expliquer le fonctionnement, l’origine, le modèle, ce qui lui permettra d’obtenir l’adhésion des élèves. Les adolescents ne sont pas complètement soumis, ils utilisent simplement les outils qu’on leur propose et qui sont à leur disposition. Prendre le temps du dialogue avec les élèves, de leur demander « et toi, quelle vision du monde tu as, à 15 ans ? », est aussi une manière de prendre de soin de l’autre et de la société.

Encourager le plaisir de s’informer

Professeur de médias civiques au Columbia College de Chicago, Yonty Friesem se réfère à Daniel Goldman et Peter Sanjay5, auteurs de The Triple Focus. Dans cette étude menée à Taos au Nouveau Mexique (États-Unis), auprès d’élèves de 12-13 ans, ils interrogent le problème du sans-abrisme. Leur étude incluait la création d’un podcast, à la réalisation duquel Yonty Friesem a concouru, notamment pour élaborer la structure narrative des épisodes.

« L’élaboration de ce podcast a permis d’analyser les gestes successifs engagés par l’éducation aux médias : accéder à l’information, l’analyser, la mettre en forme et créer un contenu, refléter son point de vue, son intériorité, et enfin s’engager, partager l’information autour de soi », décrypte-t-il.
« Les risques de la désinformation et les différents désordres informationnels impliquent aussi que le contraire existe. Il y a bien un plaisir à s’informer, à chercher une information. Il y a certes le risque de tomber sur une information de mauvaise qualité, mais c’est aussi une chance : cela veut dire que l’on est dans un régime où chacun peut s’exprimer librement, quitte à dire des bêtises », insiste Anne Alombert.

Elle souligne la satisfaction à s’informer et à se poser des questions. Ce plaisir de la réflexion indique que l’on est capable de réfléchir collectivement au modèle de société que l’on souhaite, et aux formes de résistances que l’on peut mettre en place pour y parvenir.


1) Anne Cordier, Grandir informés. Les pratiques informationnelles des enfants, adolescents et jeunes adultes, Caen, C&F Éditions, 2023 ; Anne Cordier et Séverine Erhel (dir.), Les Enfants et les Écrans, Paris, Éditions Retz, 2023.
2) Olivier Aïm, Les Théories de la surveillance, Paris, Armand Colin, 2020.
3) Shoshana Zuboff, L’Âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, trad. fr. B. Formentelli et A.-S. Hormassel, Paris, Zulma, 2020.
4) Anne Alombert, Schizophrénie numérique. La crise de l’esprit à l’ère des nouvelles technologies, Paris, Allia, 2023.
5) Daniel Goleman, Peter Senge, The Triple Focus. A New Approach to Education, Florence (MA), More Than Sound, 2014.